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la lanterne de diogène
2 décembre 2007

Tant que les barrières subsisteront

par Maurice Béjart

Le mot théâtre est pour moi synonyme d’union. On a beaucoup parlé de cette union, de cette communion entre l’acteur et le spectateur et, au cours des dernières décennies, un des problèmes majeurs des hommes de théâtre a été ce besoin de faire disparaître, cette barrière, ce fossé, cette rampe, réelle ou psychique, qui sépare le regardant du regardé. Quel acteur n’a pas un jour profondément souffert de ce rapport, qui isole l’homme assis dans le noir avec ses vêtements quotidiens de lui, travesti et inondé de lumière.

Comment abolir cela, comment trouver, comment réaliser cette union ? La solution du problème est, je crois, ailleurs. Un jour de détresse, où l’humanité me semblait lointaine et hostile, un ami à qui je me confiai me dit comment voulez-vous être en paix avec les autres quand vous n’êtes pas en paix avec vous-même ? Comment donc l’acteur trouvera-t-il cette union avec le public s’il ne découvre auparavant l’unité des différentes parties de son être ? Fusion intime du cœur et du corps, de la tête et des muscles, langage total où la main est signe, où le torse danse et où la parole reste une des composante de cet orchestre complet qu’est un être humain. Acteur dont la pensée est la pointe du pied et dont le souffle passe par la colonne vertébrale, dont les cordes vocales redeviennent harpe au service d’un corps entier qui ne connaît plus le déchirement.

Au début du siècle, Serge Diaghilev, dont on célèbre actuellement le centenaire, bouleversa le monde du théâtre en présentant des ouvrages qui réunissaient les plus grands peintres, écrivains, chorégraphes, compositeurs, dans une œuvre commune ; et à sa suite, nous avons tous cherché ce fameux théâtre total où le chant prolonge la danse, où la sculpture rivalise avec les arts cinétiques, où tout le spectre des moyens techniques se déploie dans un grand spectacle.

Ne sommes nous pas dans l’erreur ? Réunir n’est pas forcément unir. L’essence du théâtre, c’est l’acteur puisqu’on peut tout supprimer, décor, costume, texte même, sauf lui. Qu’il cesse donc d’être cette machine à parler, qu’il se souvienne que dans nos villages, jadis, les rondes unissaient le chant et la danse, qu’il soit le sculpteur de son corps, le peintre de ses émotions, le prêtre de son sacrifice, qu’il oublie le faire pour l’être.

Lorsque, nouveau Zarathoustra, il sera sur le point de s’envoler dans les airs en dansant, dans un total dépouillement, il deviendra alors celui qui regarde et dont, interprète, il traduit les aspirations et les mouvements intérieurs.

Cette frontière qui nous sépare du public ne se brisera pas tant que dans notre propre maison les barrières subsisteront, et qu’on parlera des différentes sortes de théâtre, alors qu’évidemment tous nous pousse à l’unité.

Ce devait être en 1975 que j’avais étudié ce texte qui venait de paraître en première page du Monde. C’était bien sûr avec mon professeur, Jean-Marie Floch. Pourtant, ce n’était pas de sa bouche que j’avais entendu pour la première fois le nom de Béjart. Quelques années auparavant, un autre maître nous avait fait écouter la musique de Pierre Henry et Michel Colombier pour une « Messe pour le temps présent ». L’originalité de la musique nous avait tous surpris, nous enfants d’un quartier populaire de Paris, qui écoutions de la variété et de la pop et qui ramions en cinquième. Ce professeur s’appelait Pierre Poitrimol. Il m’avait beaucoup impressionné par son humour permanent, sa vaste culture et les ponts qu’il établissait entre les différentes matières. En plus d’indéniables qualités pédagogiques, il possédait un sens psychologique affiné et un très grand cœur. A sa manière, il brisait de nombreuses barrières tout comme Jean-Marie Floch dans un registre plus intellectuel.

Je suis redevable à ces deux maîtres de m’avoir fait découvrir de nombreux domaines de m’avoir ouvert les yeux et le cœur, de m’avoir rendu disponible et, finalement, affamé de beauté. J’entendais un jour Bernard Lavilliers dire : « la beauté fait peur au fascisme ». Jean-Marie Floch, de son côté, s’emportait souvent : « vous êtes prêts à accepter n’importe quel totalitarisme ! ».  Or, c’est bien notre génération qui se trouve aux commandes aujourd’hui.

Il y a quelques temps, une amie m’a répondu avec une légère pique : « moi, j’ai découvert Eluard toute seule ». Tant mieux pour elle mais, je crois que l’important est de l’avoir découvert tous deux. J’ai eu besoin d’aide et pas elle. Sans doute son cœur était plus disponible que le mien en nos années d’adolescence. N’empêche, je n’ai jamais oublié ceux qui m’ont fait aimer ce que j’appelle simplement « la beauté ». J’ai eu envie d’écrire un texte pour concourir pour le Prix Louis Germain, l’instituteur auquel Albert Camus avait rendu hommage après avoir reçu le Prix Nobel. J’aurais évoqué Pierre Poitrimol et Jean-Marie Floch. Ce modeste blog est peut-être plus efficace. En parlant de mes deux maîtres, je crois, aussi, me faire l’interprète de tous ceux qui, me lisant, penseront à celui qui les a marqués pendant les années où l’on construit sa personnalité. 

Reste que ce texte de Béjart n’a jamais quitté mes pensées. Je l’ai recopié tel quel, avec ses erreurs de ponctuation, notamment. Je n’ai jamais oublié ce petit encart en bas de la une du Monde. Les références et la reconnaissance du rôle de l’acteur restent actuelles à l’heure où la tyrannie des metteurs en scène atteint un paroxysme souvent insupportable.

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