On l’a parfois appelée
« lutte des classes » à une époque où les conflits armés
ensanglantaient régulièrement l’Europe. Mais, pendant que les champs de
bataille décimaient la jeunesse, une autre guerre était déjà en préparation,
loin des champs de bataille, quasiment à domicile.
Cette guerre, c’est celle que livre le capitalisme contre
les masses. Elle n’était sans doute pas consciente à son origine, c'est-à-dire
au début de la révolution industrielle. La bourgeoisie venait, d’une manière ou
d’une autre de prendre le pouvoir dans toute l’Europe. En France, c’est par la Révolution
qu’elle y
est parvenue. En d’autres lieux, c’est en collaborant étroitement avec la
noblesse ; étroitement à la manière du boa qui étreint sa proie avant de
l’avaler. Pour faire fonctionner les industries, il fallait de la main-d’œuvre.
L’attrait de la vie citadine a vidé les campagnes nourricières et fourni la
force qu’il fallait pour faire fonctionner les nouvelles machines et les
entretenir. Les enfants nettoyaient là où les membres adultes ne pouvaient
accéder. Ce n’était pas malice de la part de la bourgeoisie industrielle, juste
le mépris pour les classes inférieures, mais tout était déjà en place pour le
plus long conflit mondial jamais observé. La pénibilité, la disette, les
accidents du travail, la mortalité précoce portaient le ferment de la révolte.
Dès lors, la guerre était ouverte. Le capitalisme commençait d’engranger les
bénéfices et n’entendait pas les partager avec ces gueux qu’on avait le
sentiment d’entretenir et qui osaient encore se plaindre. De nombreux
intellectuels se sont penchés sur la lutte des classes pour ne pas y revenir en
détail.
En revanche, depuis une trentaine d’années, on s’ingénie à
annoncer la fin de la lutte des classes. Le communisme sous toutes ces formes
(URSS, partis communistes, syndicats radicaux, intellectuels de gauche)
s’effondre, s’est effondré. Faute de combattants, le combat cessa. Voire. Le
fait qu’un camp ne soit plus organisé a donné l’illusion qu’il n’y avait plus
de guerre. En réalité, les belligérants se sont atomisés. La crise de l’énergie
suivant la guerre du Yom Kipour de 1973 a
accéléré la mutation. A la faveur de
restrictions de pétrole, le capital a pu licencier sans vergogne et en toute
bonne conscience. Même pas besoin de se justifier, la presse prend le relais à
chaque fois pour expliquer qu’on ne peut faire autrement. Le résultat c’est que
la peur habite depuis près de quarante ans les masses et plus particulièrement
les classes moyennes dont les revendications avaient dopé la croissance pendant
ce qu’on appelle avec une belle hypocrisie « les trente glorieuses ».
Le chômage ne cesse de s’étendre. Il induit non seulement la perte des revenus
mais aussi la perte de logement, de soins, de vie sociale, de vie culturelle,
de vie affective. Le chômage, ce n’est pas seulement le non emploi, c’est aussi
l’emploi qui ne nourrit pas son homme ou qui coûte plus cher au salarié qu’il
ne lui rapporte. On pourrait croire que c’est assez, que les conséquences sont
suffisamment dissuasives, que les systèmes éducatifs, en Occident et ailleurs,
ont bien fait passer le message qu’il n’y avait pas de meilleur système que
l’économie libéraliste. Pour le capital, il ne suffit pas d’avoir vaincu son
antagoniste caricatural et criminel (pourquoi ne pas le dire aussi ?), il
lui faut maintenir les masses courbées et soumises.
Des exemples ? Des preuves ?
Comment justifier que les salaires aient aussi peu augmenté
ces deux dernières décennies ? Comment expliquer que le pays où le système
social est un des mieux organisé, la
France
, voit un Etat qui entretient l’idée selon laquelle la Sécurité
Sociale
la
France
est en faillite, qu’elle est endettée, que les caisses
sont vides, qu’on n’en peut plus, que le fonctionnement de l’Etat coûte trop
cher, sinon pour justifier que l’on maintiendra les masses dans l’incertitude,
dans la peur ? Quand on supprime les services publics dans les quartiers,
dans les villages et les petites villes, qui est touché ? Quand on ferme
un hôpital de proximité, une maternité, qui sera la victime parce que
l’éloignement d’avec le centre de soins n’aura pas permis de soigner ou
d’accoucher à temps ? Quand on veut allonger à quarante et une années la
durée de cotisation avant de faire valoir ses droits à la retraite, qui veut-on
voir plier ? cette mesure rapporterait 2 milliards d’euros à rapprocher
avec les 15 milliards du paquet fiscal ; une paille. Quand, en Allemagne
–où la prostitution est considérée comme un métier comme un autre –on ne peut
pas refuser deux fois un poste proposé par les services de l’emploi et qu’on
propose à une femme un travail du sexe (putain, escorte, stripteaseuse,
masseuse etc.), qui veut-on humilier ?
est déficitaire quand c’est l’Etat lui-même qui exonère les entreprises de
leurs obligations de cotisation et qui ne reverse pas sa propre quote-part ?
Pourquoi répète-t-on à l’envi que
Il n’est jusqu’au « politiquement correct » qui,
parce qu’il nie les métiers, les situations pour proposer des euphémismes
soi-disant pour ne pas blesser, nie l’exploitation, la pénibilité. Les ouvriers
n’existent plus et forment ce qu’on appelle aujourd’hui les « agents de
production ». Si la classe ouvrière n’existe plus, la lutte des classes
non plus : CQFD. Donc, toutes les revendications des « agents de production »
deviennent hors propos, inacceptables. Pour mieux disqualifier ces
revendications, la meilleure façon consiste à les tourner en ridicule, à les
rendre ringardes. Les nombreuses émissions humoristiques diffusées par la télé
ont fait le ménage, par exemple en présentant Henri Krasucki (ancien secrétaire
général de la cgt) comme un responsable à l’élocution difficile tout juste
capable de dire « la grève ! ». Le résultat est le discrédit
porté sur toutes les luttes sociales. Qui en est victime, lorsque l’on n’ose
même plus dire que ça va mal ou qu’on est mal payé ou qu’on n’arrive pas à
vivre de son travail ? La jeunesse a parfaitement retenu la leçon en
s’éloignant de la politique qui ferait réfléchir sur l’équilibre du monde et n’aspire
qu’à gagner de l’argent pour se payer des « marques ».
La « lutte des classes », la guerre n’est pas
terminée. Ce qui a changé c’est que le conflit ouvert a cédé la place à un
conflit sournois où la loi du plus fort impose aux vaincus désorganisés de
demeurer courbés.