Finkielkraut et l'Histoire en train de se faire
Dans le numéro HS du Figaro consacré à Camus, le philosophe Alain Finkielkraut affirme : « Notre époque n’aime qu’elle-même. Et c’est elle-même qu’elle célèbre quand elle croit commémorer les grands hommes. »
Je m’étais déjà fait cette remarque, notamment à chaque fois que l’on s’empresse de donner le nom d’une rue à une personnalité qui vient de disparaître. L’exemple le plus frappant est sans doute le nom du général De Gaulle donné à la place de l’Etoile à Paris peu après sa mort. De nombreuses municipalités se sont dépêchées d’emboiter le pas. Ces mêmes municipalités n’hésitent pas un instant quand un ancien maire décède à lui donner le nom de la place devant la mairie. Après les conseils municipaux suivants sont bien embêtés quand il s’agit de rendre hommage au mort d’après. Entre les Résistants, l’ancien maire déjà honoré, le général De Gaulle, il ne reste plus qu’une modeste voie dans un nouveau lotissement. Normalement, la loi a la sagesse d’imposer un délai. Pourtant, on veut à tout prix faire entrer dans l’Histoire, à travers le célèbre défunt sa propre histoire partagée, souvent de très loin, avec lui. La frustration de n’avoir pas écrit les grandes pages de l’Histoire commune ajoutée à une prétention démesurée fait que l’on revendique de mettre à égalité les grands moments du passé avec les petits moments de maintenant. D’autant que l’apprentissage de l’Histoire à l’école ramène souvent à des souvenirs de cours où l’on s’y ennuyait et où l’on attrapait des mauvaises notes.
L’enseignement de l’Histoire fait la part de plus en plus
grande au passé le plus récent. L’histoire des deux cents dernières années
s’étale sur plusieurs classes quand l’Antiquité a droit péniblement à la seule
sixième et quand les plus de mille ans du Moyen-âge et de la Renaissance la Joconde
http://lanternediogene.canalblog.com/archives/2006/12/09/3382307.html
Il n’est jusqu’à l’Eglise, d’habitude plus lente, qui se précipite dans la canonisation du précédent pape. Quand on songe qu’il a fallu cinq siècles pour faire une sainte de Jeanne d’Arc, on ne peut qu’être étonné : il ne faudra pas 15 ans pour que le controversé Jean-Paul 2 soit canonisé. En lui associant l’à peine plus ancien Pie12, le pape actuel ne fait qu’illustrer le propos de Finkielkraut : Benoît 16 se souvient de celui qui était nonce à Berlin au temps de sa jeunesse. A travers eux, il se canonise déjà un peu et tous ceux qui ont connu ces deux personnages entrent un peu dans l’Histoire sainte par leur truchement.
Il y a quelques années, Polaroïd pour vendre son dernier
appareil à développement instantané avait pour slogan : « revivez
tout de suite les bons moments ». Comme si l’on ne pouvait attendre pour
inscrire son passé dans une histoire où l’on a de plus en plus de mal à se
faire remarquer. Depuis, l’ambition suprême de passer à la Tv
Aujourd’hui, il n’est pas rare qu’au cours d’un spectacle de variétés, les très jeunes spectateurs allument leurs briquets en entendant une chanson qui leur évoque un souvenir tendre. En cela ils imitent leurs aînés qui allumaient leurs briquets à l’évocation d’une chanson reprise lors de manifestations pour une cause juste mais en conflit avec la raison d’Etat. Je pense notamment à Joan Baez qui reprenait le « We shall overcome » du mouvement de Martin Luther King. L’impatience de la jeunesse ne leur permet pas d’attendre une noble mobilisation. Leur petite histoire se doit d’être traitée à égalité avec l’engagement des générations d’avant.
En effet, la prétention à marquer sa présence dans
l’Histoire en train de se faire rejoint l’égalitarisme consistant à tout mettre
au même niveau. La solidarité avec des peuples en lutte aujourd’hui ne souffre
aucune hiérarchie avec la
Résistance
Aimer son époque et n’aimer qu’elle ne suffit pas : il faut encore mépriser ce qui rappelle les précédentes. Le plus facile est de mépriser les anciens. La façon dont les vieux sont traités dans notre pays est significative. Les brimades dont ils font l’objet de la part de leurs familles et des personnels des hôpitaux et maisons de retraites, les règlements drastiques que celles-ci leur imposent renvoient à la fois au spectacle du vieillissement qui est intolérable quand on est dans la force de l’âge et aussi à la volonté de leur faire comprendre que ce ne sont plus eux qui commandent. Ont-ils jamais commandé, d’ailleurs ? Quand on est incapable d’éduquer sa jeunesse, on prétend éduquer ses vieux ; ce qui est singulièrement plus facile.
Finkielkraut rappelle que Louis Germain, l’instituteur qui a encouragé Camus serait mis aux rancarts aujourd’hui et passerait, peut-être, en commission de discipline. Pousser un élève en particulier serait mal vu. Cette façon de pratiquer la « discrimination positive » ne serait pas du goût de tout le monde. Dans l’Education nationale, plus encore qu’ailleurs, on pratique ce culte du présent en vouant aux gémonies les pédagogies du passé y compris celles qui ont formé les pédagogues d’aujourd’hui. Ce qui a été enseigné autrefois, les beaux textes qui font s’évader et parfois réfléchir ne valent rien comparés à la littérature de jeunesse qui se situe invariablement dans un contexte urbain et conflictuel actuel.
Sans doute frustrés de n’avoir pas une longue histoire comme
celles de leurs pays d’origine, les Etatsuniens ont, tout de suite, eu la
préoccupation de conserver les objets historiques telle la Liberty
Le mouvement est apparu, comme d’habitude sur le vieux
continent, avec quelque retard mais il est bien lancé. Parvenue au pouvoir en
1981 après en avoir été écartée pendant des décennies, la gauche française a
multiplié l’apposition de plaques commémoratives pour rappeler qu’une partie de
l’Histoire de France s’est faite avec elle. Chaque fois que le président
Mitterrand a inauguré quelque chose, une plaque a été découverte. Ainsi, à la Gare la Manche. En la Déclaration
Cette inflation de plaques commémoratives a incité des plaisantins à en apposer sur les murs de Paris. Ainsi, on a pu lire « Le 17 avril 1967, ici, il ne s'est rien passé » ou « Karima Bentiffa, fonctionnaire, a habité dans cet immeuble de 1984 à 1989 ». Encore mieux : « Cette plaque a été posée le 19 décembre 1953 ». En apprenant cela, le maire, M. Delanoé a piqué une colère et nommé une commission. Son souci d’égalité et son sens de l’humour ne vont pas jusque à admettre de tels pastiches.
http://www.reponseatout.com/les-fausses-plaques-commemoratives-a-238,66.html
Camus lui-même n’était pas dupe de ce type de commémoration.
A la fin de La Peste
En plus de la trivialité, ces commémorations donnent lieu à une récupération consistant à s’approprier le défunt honoré. Depuis quelques semaines, on fait dire à Camus tout ce qu’on aimerait qu’il dise pour justifier ses propres pensées et ses engagements. Cependant, je diverge avec Alain Finkielkraut sur ce point. Lui voit la pensée de Camus édulcorée et mise au goût du jour, une sorte de « sartrisation » de Camus en ce sens qu’on le verrait bien dans tous les engagements généreux comme son antagoniste, notamment les causes antiracistes.
http://lanternediogene.canalblog.com/archives/2010/01/05/16390525.html
Pour ma part, ainsi que dit précédemment, je le vois plutôt récupéré par la droite. En effet, en s’opposant à Sartre, il apparaît comme celui qui a eu raison avant tout le monde en dénonçant la perversion du communisme. Pour simplifier, on ne retient que l’anticommunisme. Or, qu’est-ce qui est plus anticommuniste que l’ultralibéralisme ? Par conséquent, Camus était ultralibéraliste et c’est pour ça que la méchante gauche l’a mis à l’index. D’ailleurs, aux Etats-Unis, on l’a bien compris. Je redoute plus cette caricature et cette falsification.
En attendant, il nous faudra supporter de voir l’anodin, l’anecdotique traités à égalité avec les grandes heures de l’Histoire. Le moindre des paradoxes n’est pas de voir cette impatiente conjuguée avec l’oubli collectif. Que pèseront nos débats politiques quand on ne se rappelle même plus ce qui s’est passé quelques mois avant et quand les professeurs de Sciences Po réécrivent l’histoire de la 5ième république avec leur grille d’aujourd’hui ? Nous avons la chance d’assister à cette récupération, à cette transformation et interprétation de l’Histoire. Que cela nous serve de leçon et nous incite à regarder avec plus de sagacité les événements du passé lorsqu’on voit comment sont traités ceux dont on a été témoins directs.