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la lanterne de diogène
15 février 2014

À rebrousse-poil (ou quand j'avance, tu recules...)

La huitaine qui s'achève aura été fertile en événements qui reflètent bien le malaise profond de notre société qui traverse une des crises les plus profondes que le monde ait jamais connues. Le comédien Vincent Lindon a pu dire, récemment, que l'humanité a connu trois inventions marquantes : « le feu, la roue et l'Internet ». Il aurait dû ajouter l'écriture (qui marque le début de l'Histoire), l'imprimerie (pour la diffusion des connaissances), la machine à vapeur sans quoi il n'y aurait pas eu de révolution industrielle. Il doit en manquer une ou deux autres mais, en tout cas, il y a effectivement moins de dix inventions qui ont véritablement modifié le comportement et la vie des humains.

 

Samedi dernier, 8 février, Libération publiait en une cette formule qui entrera dans l'histoire de la presse parisienne, certes loin derrière le célèbre « Silence, on coule » du dernier Combat mais qui, n'en doutons pas, sera dans les manuels d'Histoire très bientôt.

8 février 2014 après 1 jour de grève

« Nous sommes un journal ».

 

Faut-il le préciser ? Est-ce un nouvel avatar du fameux « Ceci n'est pas une pipe » de Magritte ? En fait, il s'agit de l'expression de la crainte de la rédaction du quotidien au plan des actionnaires visant à maintenir le titre, la « marque », et des emplois ; enfin, d'autres emplois que ceux qu'on s'attend à trouver dans la presse. J'avoue – question de génération – n'avoir pas bien compris de quoi il s'agit. En revanche, ceux qui ont affiché cette une, manifestent leur désir de faire un quotidien comme ils ont toujours fait : avec du papier, de l'encre, des machines à imprimer, des journalistes etc. La réponse ne s'est pas faite attendre, le soir-même ou le lendemain, d'autres publiaient une fausse une titrant :

de Stefan de Vries

« Nous sommes au XXIième siècle »

et d'expliquer que le monde change, que le monde a changé et que la presse aussi. Des titres autrement plus anciens ou prestigieux ont décidé de s'adapter et, si possible de contrôler le changement plutôt que de le subir. L'exemple qui vient en tête est Newsweek ou La Tribune, en France, qui ont abandonné le support papier. Le New York Times s’apprête à franchir le pas et, en attendant, à changé le titre de son édition internationale basée à Paris. Exit l'International Herald Tribune, place à l'International New York Times. Un titre qui a donné son nom à l'une des places les plus célèbres du monde, entend le mettre en avant et en faire une marque. C'est sans doute ce qu'ont pensé les actionnaires de Libération dont le titre et le losange sont archi connus ; du moins chez les gens instruits et les lecteurs de journaux.

 

Bien sûr, on peut avoir « la nostalgie de la marine à voile et des grands équipages », comme disait le Général De Gaulle. Si l'on veut être efficace, il faut passer à autre chose. Seul l'avenir dira si la stratégie des actionnaires de Libération permettra de maintenir le titre, l'outil de travail et des emplois. Une chose est sûre, vouloir faire un journal comme on faisait il y a seulement dix ans conduira à la disparition pure et simple des titres encore existants. Déjà, dans les années 1980, le passage au numérique avait été freiné par le tout puissant Syndicat du Livre qui voulait – et on le comprend – maintenir tous les emplois quand la technologie induisait la fabrication d'un journal mieux fait mais avec beaucoup moins de personnel. Nombre de titre se sont cassé les dents, ont disparu et l'emploi, au bout du compte, a été sacrifié bien plus qu'avec un plan de transition vers le numérique, réfléchi et négocié. Il n'est pas difficile de deviner que c'est ce qui va se passer ici. Libération ouvre le bal mais les autres titres devront se poser les mêmes questions.

 

On ne peut pas ignorer la crise larvée qui perdure à Libération depuis plusieurs années.

http://lanternediogene.canalblog.com/archives/2006/07/06/2249257.html

 

Le fait marquant a été le départ de M. Serge July, qui était dans l'équipe fondatrice. Sans doute espérait-il que le personnel ferait grève pour exiger son maintien. On sait ce qu'il est advenu. On sait qu'on lui a proposé, en juillet, de tenir une chronique ici ou là dans la presse audiovisuelle, une interventions par-ci, par-là. On sait surtout qu'on ne l'a plus beaucoup vu et qu'il a disparu de la circulation. Serge July incarnait ce journal gauchiste qui s'était imposé par la qualité de ses reportages, de ses pages sur l'étranger, sur la culture. Libération avait vu ses ventes exploser grâce aux petites annonces gratuites qui étaient devenues un phénomène de société parce qu'il accompagnait l'évolution des mentalités dans la société. En fait, elles constituaient un « réseau social » avant la lettre.

Passé au losange blanc sur rectangle rouge, le titre a surtout accompagné la conversion de la gauche au « néo-libéralisme ». Libération vantait alors les initiatives individuelles pour produire des nouveaux biens ou services. Libération considérait la publicité comme une création et la forme contemporaine de la poésie. Rien que ça ! Le summum aura été « Vive la crise » quand M. Laurent Joffrin faisait dire à Yves Montand hilare : « La crise ? Quelle crise ? », alors que le chômage de masse s'installait durablement. Libération est devenu, au fil des années 1980, un journal de droite sur le plan économique et social, tout en conservant son lectorat de gauche sensible sur les questions sociétales. La Scop, où tout le monde, de la femme de ménage au directeur, touchait le même salaire, a cédé la place à une société anonyme détenue par des actionnaires, certes toujours sensibles à l'évolution des mœurs mais, avant tout, soucieux de gagner de l'argent, dans la droite ligne tracée par « Vive la crise » dont on pourrait fêter les trente ans, quasiment jour pour jour, ne serait-ce que pour rappeler à tous que la crise n'a pas débuté en 2008 mais bien en novembre 1973.

http://lanternediogene.canalblog.com/archives/2013/10/06/28157028.html

 

Le problème, c'est que la crise interne à Libération, le conflit qui oppose M. Demorand à sa rédaction, depuis sa nomination, n'a pas permis au personnel de suivre l'évolution de la presse et de proposer une transition. Là, ce sont les actionnaires qui imposent et, forcément, ça passe mal.

http://lanternediogene.canalblog.com/archives/2011/01/27/20234808.html

 

http://www.huffingtonpost.fr/philippe-kieffer/crise-liberation-reconversion_b_4760129.html

 

De plus, en France, s'ajoute un problème supplémentaire : les Français ne lisent pas beaucoup de quotidien. C'est devenu un lieu commun que de se lamenter sur les titres qui ont fleuri dans l'euphorie de la libération et qui ont disparu dès que la reconstruction du pays a favorisé un autre mode de vie. Qu'on songe que, finalement, les titres nationaux sont aussi nombreux qu'en Israël, pays infiniment moins peuplé. Et encore, ils se vendent mal, ici, et ne survivent qu'avec l'aide de l’État, pourtant vilipendé par la majorité de la presse écrite. Comme si ça ne suffisait pas, nous avons la presse écrite quotidienne la plus chère d'Europe et tout ça pour des journaux qui contiennent moitié moins de pages rédactionnelles que leurs homologues. Quand Libération, justement, avait essayé de doubler sa pagination, ça avait été un échec retentissant, le premier d'une longue série. Autre particularité française (« l'exception culturelle », tu sais bien) : les grands quotidiens sont tous basés à Paris. On parle de « presse nationale » ou PQN. Ailleurs, chaque grande ville possède un ou deux titres dans lesquels les lecteurs trouvent toutes les informations tant locales que nationales et internationales. À côté, deux ou trois journaux affirment une vocation nationale et servent de référence. En revanche, si les Français délaissent les quotidiens, ils sont friands d'hebdomadaires alors que leurs voisins européens doivent se contenter d'un ou deux titres.

 

Tout ça pour rappeler que que la crise de Libération est bien une crise de la presse mais qui présente la particularité d'illustrer la crise profonde que connaît notre hémisphère nord.

 

Autre catégorie professionnelle qui, à l'instar du Syndicat du Livre autrefois, a freiné des quatre fers l'évolution de sa profession : les taxis. On se souvient que la Commission Attali avait proposé une réforme visant à faciliter l'accès à la profession. On se souvient surtout que le président des représentants des chauffeurs avait été reçu à l’Élysée par M. Sarkozy qui avait dû abandonner, plutôt que de voir la France paralysée par les chauffeurs en colère. Ceux-ci craignaient que l'augmentation du nombre de licences sur la région parisienne ne conduise à voir des taxis tourner à vide, au pas, en attente d'un signe d'un client. C'est ce qui existe dans la plupart des très grandes villes du monde. Aussi, préfèrent-il un nombre réduit de plaques en circulation et des clients qui font la queue sous la pluie parisienne afin d'avoir toute la journée leur véhicule rempli et de pratiquer des tarifs parmi les élevés du monde. Également, les taxis parisiens sont connus pour refuser les courses de courte distance. Pourtant, avec le nombre de vieux dans Paris, ils seraient aussi assurés de remplir leur voiture mais, tout le monde a pu voir les chauffeurs parisiens s'agacer que leurs vieux clients ne pressent pas le pas et, bien sûr, sans faire le moindre geste pour aider le vieillard à s'installer. Il n'y a que Roda-Gil pour inventer un « Jo-le-taxi » qui écoute en boucle des cassettes d'Yma Sumac...

 

Il ne faut pas s'étonner, face à une situation sclérosée, qu'on ait cherché à contourner le blocage imposé par la profession. On parle de « voiture de tourisme avec chauffeur » et autres deux-roues qui proposent un service similaire, moins cher et plus aimable. On peut supposer que ces alternatives font partie de la panoplie de solutions pour faire face à la crise prônée voici trente ans. Toujours les chauffeurs parisiens ont bloqué ces initiatives. D'abord, ils ont fait interdire le système de taxi en scooter. Le problème, c'est qu'à force de s'opposer à des solutions complémentaires, ils ont fini par devoir subir une véritable concurrence et que, bien sûr, le public ne les suit pas. On peut nourrir encore la nostalgie des fiacres et des beaux attelages mais elle ne tient pas face à des chauffeurs mal aimables au possible et qui font des détours pour allonger la course ou qui amènent des touristes étrangers ou provinciaux à l'aéroport de Roissy quand ils savent qu'il faut aller à Orly. Idem avec les gares parisiennes. Pour être honnête, il existe nombre de chauffeurs franciliens qui font leur métier correctement, voire qui annoncent à leurs clients le parcours pour bien montrer qu'ils ne cherchent pas à les rouler. Ne parlons pas des chauffeurs salariés qui roulent jusqu'à pas d'heure pour assurer leur subsistance. Là encore, il y a crise dans une profession – celle des taxis – mais elle montre bien que le monde a changé et que quelques professionnels mènent un combat d'arrière-garde qui, loin de sauver leurs métiers va empêcher ou retarder les mutations indispensables et laisser sur le carreau beaucoup plus de travailleurs que ne le ferait l'accompagnement de ces mutations.

 

Ces deux exemples ne sont que trop emblématiques de la crise sévère que traverse notre société depuis, effectivement, le premier choc pétrolier et qui a permis au grand capital (et ensuite au plus petit) d'exclure des millions de personnes de par le monde. Rien qu'en France, en ce moment-même, on compte plus de dix millions de privés d'emploi, de précaires et autre exclus. Seulement, l'avenir fait peur. Parfois, l'avenir était prometteur et on cherchait à accélérer le mouvement. Maintenant, avec la crise et les incertitudes qu'elle charrie, l'avenir terrifie et ceux qui possèdent le pouvoir, freinent le progrès tant qu'il ne leur en octroie pas davantage. Ils essaient de presser le citron jusqu'à la dernière goutte et même espèrent faire suinter un peu le zeste pour en profiter jusqu'au bout et, surtout, priver les autres afin de leur rappeler leur puissance. On peut penser aussi qu'ils craignent de ne plus être les maîtres dans un monde qui repartirait sur des bases nouvelles.

 

Les politiques sont les premiers. Ils ne valent pas mieux que les chauffeurs de taxis parisiens quand, depuis quarante ans, ils font croire qu'avec une meilleure politique, une autre politique, ils vont rétablir le plein-emploi. On ne sait pas s'il est plus grave d'y croire sincèrement ou de mentir à la population. D'ailleurs, au fil des ans, ce n'est plus le plein-emploi qui est annoncé avec une meilleure ou une autre politique mais le maintien puis, si possible, s'il y a de la croissance ou l'on ne sait quoi, quelques centaines d'emplois par-ci, par-là. Qu'on songe que les bulletins des assemblées territoriales titrent en une lorsqu'un emploi a été créé, quelque part, dans une entreprise de leur ressort ! Qu'on songe que la presse régionale s'extasie chaque fois qu'un jeune est embauché dans le coin ; et de se répandre sur la formation qu'il a reçue et lui a ouvert cette petite porte. Et les autres ? Et tous ceux qui étaient avec lui ? Et tous ceux qui ont postulé ? Comme ça, on fait d'une pierre, deux coups : on s'illusionne en pensant qu'il suffit de, et l'on fait croire au bon peuple, toujours prompt aux jugements à l'emporte-pièce que, quand on veut, on peut et qu'en abaissant les cotisations des entreprises, on peut créer des emplois. Ils ne pensent pas un instant qu'il faudra payer plus d'impôts pour compenser ce que les patrons ne paient plus.

 

C'est une banalité de le dire (encore que), c'est une évidence : le monde change et ce bouleversement est l'un des plus importants qu'a connu l'humanité. En plus, contrairement aux précédents qui ont été localisés (en général en Europe et dans quelques pays d'Amérique), cette fois, le monde entier est concerné et aucun pays n'est tenu à l'écart de cette mutation.

 

 

 

https://apps.facebook.com/mes-sondages/nqjzr?from=user_wall&ref_id=694560

 

 

http://www.a-l-oeil.info/blog/2014/02/09/aux-sources-de-liberation-le-mai-68-de-la-presse-francaise/?fb_action_ids=10152211213884938&fb_action_types=og.recommends&fb_ref=above-post&fb_source=aggregation&fb_aggregation_id=288381481237582

 

 

 

Jean-Marcel Bouguereau

Puisqu'on me demande ce que je pense de la crise de Libé, je partage l'avis de Jean Quatremer que je cite :
"Vous le savez désormais : Libération et ses 290 salariés traversent une nouvelle crise. Nouvelle, car c’est loin d’être la première. J’en ai même perdu le compte depuis 1984, date à laquelle j’ai commencé à travailler pour mon journal, celui qui m’a formé et m’a donné la passion du métier de journaliste. Ces multiples crises, surtout après l’échec de Libé III en 1994, se sont traduites par des vagues successives de départs de grandes signatures et des plans drastiques d’économie dont le journal ne s’est jamais complètement remis.

Aujourd’hui, Libé est confronté à une crise de son modèle économique et culturel, ce qui la rend particulièrement grave. En clair le journal doit s’adapter à la nouvelle donne numérique ou disparaître. Or, je constate depuis plusieurs années qu’une partie de l’équipe a du mal à concevoir que la presse du XXIème siècle ne peut plus être celle du XXème siècle : je l’ai déjà dit publiquement et je le répète ici pour le déplorer vivement. Autrement dit, s’évertuer à vouloir être un journal d’actualité comme au siècle dernier à l’heure d’internet nous conduit à une mort inéluctable par désintérêt des lecteurs qui ne veulent pas payer 1,70 euro une information qu’ils ont déjà lue gratuitement ailleurs.

Aujourd’hui, le papier est en bout de chaine de l’information et doit donc apporter uniquement de la valeur ajoutée. En clair, un journal devrait être uniquement composé de papiers qui pourraient porter la mention : pas entendu à la radio, pas vu à la télé, pas lu sur le net. De ce point de vue, la volonté des actionnaires de Libération de remonter l’heure de bouclage d’une heure et demie est une chance et c’est pour cela que j’ai voté contre la grève de vendredi : cela nous obligera enfin à penser le journal à long terme et non au jour le jour (des commandes de papiers qui tombent à 13 h, cela ne devrait arriver qu’exceptionnellement), à changer notre mode de traitement de l’information, à intégrer le net à notre mode de travail (trop de journalistes considèrent encore le web comme un second vin, bien moins noble que le papier, quand ils n’ignorent pas ce qui s’y passe), à révolutionner nos structures hiérarchiques à l’heure où l’information est devenue horizontale.

Bref, il s’agit de faire notre révolution culturelle, ce qui pour un journal qui a l’ADN de Libération ne devrait pas être difficile. La Croix l’a faite (en remontant son horaire de bouclage, justement), le New York Times l’a faite, le Financial Times l’a faite et tous ces journaux s’en portent très bien. Think different disait un grand homme."

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