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la lanterne de diogène
31 octobre 2014

Tristes clowns

Le clown triste est un lieu commun. Lorsqu'un artiste décide de représenter un clown, ce sera aussitôt pour le montrer, au mieux avec une expression effarée, le plus souvent avec une larme qui coule sur la joue. Pierre Etaix et, avant lui, Chaplin tentaient de nous faire réfléchir sur le clown. Ce dernier faisait alors appel à l'immense Buster Keaton, dit « l'homme qui ne rit jamais ». Le clown serait donc celui qui fait rire mais qui demeure profondément triste. Pourtant, Sergio, Francini, Popov n'avaient pas l'air d'être triste en dehors de la piste. Mais bon, quand on se pique de réfléchir, on tombe vite dans le stéréotype du clown triste. Faut-il y voir une mauvaise conscience à l'idée de rire alors que la vie quotidienne est loin d'être drôle pour la plus grande partie de l'humanité et qu'on ne rit souvent que du malheur d'autrui ? Chaplin qui s'est fait connaître par des courts-métrages burlesques et son personnage du vagabond, appelé dans de nombreux pays « Charlot », a surtout réalisé des films qui arrachent les larmes des plus endurcis. « The Kid » » et « Les Lumières de la Ville » sont les plus émouvants et « Le Dictateur », le plus préchi-précha.

 

À cette galerie, il faut maintenant ajouter ces jeunes qui se griment comme des clowns pour terroriser les plus jeunes qu'eux. Ils abusent de l'image positive du clown chez les enfants et les pré-ados pour les frapper et les dépouiller. Le phénomène est apparu aux États-Unis, il y a quelques mois et a vite traversé l'Atlantique. Les « réseaux-sociaux », tu connais. Bien sûr, il convient de faire filmer par un comparse l'agression et la poster ensuite sur l'Internet. Comme le « happy slapping », il faut croire qu'il n'y a rien de plus drôle que de tabasser quelqu'un qui a vite le dessous ; d'autant plus qu'il ne comprend pas ce qui lui arrive, ni pourquoi on s'acharne sur lui. En y ajoutant le maquillage et le costume du clown, on se garantit l'anonymat. À la violence gratuite s'ajoute la lâcheté la plus minable. Bon, c'est un phénomène de société. On espère juste qu'il ne durera pas.

 

Seulement, depuis une quinzaine de jours, tout s'accélère. Dans le Nord de la France, on a relevé les premières agressions, hallucinantes, incompréhensibles, choquantes. Et puis, la tendance s'est répandue, tout en restant très marginale ; heureusement. En effet, dès qu'on se met à parler de quelque chose, on peut être sûr que plein de gens voudront en faire autant. Pourtant, alors que les dépêches sont tombées, que les quotidiens ont relaté ces agressions, que les médias audiovisuels en ont parlé, le journaliste Nicolas Demorand a été pris de fou rire en entendant son correspondant aux États-Unis évoquer le phénomène. Visiblement, il en prenait connaissance alors qu'on en parlait déjà en France mais il ne le prenait pas au sérieux. http://www.marianne.net/Ces-clowns-qui-terrorisent-les-passants-et-feront-bientot-fortune-sur-le-Web-_a242361.html?preaction=nl&id=2940408&idnl=27213&

 

Ça aurait été anecdotique s'il avait été le seul. Las, les sociologues ont été dépêchés pour expliquer. Ils ont parlé de « transgression », du « clown mal-aimé de la société » et qui se venge en agressant son public habituel. Le clou a été enfoncé par un autre animateur d'Inter, M. Augustin Trapenard qui, le mardi 28 octobre 2014 a cru bon commencer son émission par ces histoires. Il a rappelé la première apparition du « clown » sur la scène du théâtre élisabéthain. Fichtre, quelle culture ! Il a ensuite déliré sur le rôle du clown dont la fonction était de dire la vérité à une époque de pouvoir absolu avec la censure qui l'accompagnait. En conclusion de son billet d'humeur, on devait comprendre que ces nouveaux clowns nous interrogent sur notre société et qu'ils sont fondamentalement porteurs d'une vérité qu'il fallait devoir affronter. On a donc eu droit à une magnifique illustration de « l'effet puits ». Quand quelque chose est incompréhensible, on peut remplir le vide avec n'importe quoi. On convoque le théâtre élisabéthain. Pourquoi pas les masques de la Grèce antique pendant qu'il y était ?

 

Formidable ! Notre société, culpabilisée par le discours de ces intellectuels, doit donc se demander quel mal elle commet en ce moment pour s'attirer l'ire des clowns. Les enfants qui ont été frappés et dépouillés doivent comprendre qu'ils sont porteurs d'une sorte de péché originel collectif et que les coups qu'ils ont reçus étaient destinés à expier les fautes de leurs géniteurs et de la société viciée dans laquelle ils sont nés.

Pas un de ces intellectuels auto-proclamés ou pas n'a dit qu'il ne s'agit pas de clowns mais de petits cons. Un clown est un artiste. Le plus souvent, il a reçu une formation en école de cirque ou s'est aguerri au contact du public. Ce ne sont pas les artistes clowns qui s'en prennent aux enfants et les terrorisent. Ce ne sont pas des clowns qui se vengent de leur condition ou qui veulent casser les clichés éculés évoqués avant. Ce sont des mecs creux, des ados et des jeunes-hommes, essentiellement violents et lâches qui s'en prennent à des êtres sans défense alors qu'eux-mêmes ont des bâtons, des couteaux et profitent de la surprise incompréhensible. Bien sûr, ces agresseurs s'en prennent à des enfants isolés et pas à des bandes qui pourraient riposter et malmener ces épouvantails. Lâcheté !

 

Faut-il que notre société soit à ce point pervertie et marche sur la tête pour que ses porte-paroles, ceux qui ont le privilège de s'exprimer et d'être entendus, cherchent à tout prix, au moyen de références pseudo-historiques et culturelles, à expliquer et légitimer toute forme de violence y compris quand elle n'a aucune justification ? Faut-il que la société soit à ce point malade pour que ses porte-paroles passent en pertes et profits la souffrance de ses enfants alors qu'elle se doit de les protéger en priorité absolue ? Au contraire, voilà qu'ils tentent de sublimer, au moyen d'acrobaties intellectuelles et d'inversion des valeurs, des gestes qu'on espère inconscients par amour de l'humanité ou de ce qu'il en reste. Cette culture de l'excuse systématique, de la sublimation de la violence gratuite, conduit aux résultats que nous observons par ailleurs. Elle réveille des forces jusque là obscures, refoulées, minoritaires mais qui ont fini par agréger toute l'exaspération de ceux qu'on n'entend pas parce que leurs plaintes n'intéressent pas le discours dominant et les pseudo valeurs qu'il diffuse. C'est ce sentiment d'incompréhension et d'isolement qui pousse à rejoindre des mouvements morbides et tournés vers le passé. Beau résultat pour ceux qui se piquent de combattre ces forces obscures. Quant à l'inversion des valeurs, elle est caractéristique de ceux qui passent leur temps à faire croire qu'ils réfléchissent mais, comme ils n'en sont pas capables, ils aboutissent aux résultats inverses. Ils sont comme Bouvard et Pécuchet ou comme les amateurs de corridas qui font passer la torture des taureaux pour de l'amour. L'inversion des valeurs caractérise une réflexion qui n'aboutit pas ou qui prend des raccourcis dans la hâte de parvenir rapidement là où d'autres mettent des années à construire une pensée à peu près structurée et cohérente. Le « clown triste » n'est qu'une idée reçue. La légitimation de la violence faite par des grands sur des enfants est une faute parce qu'elle fait sauter le tabou de la protection de l'enfance. C'est un signal autrement plus fort du malaise de notre société et, d'autant plus fort, qu'il émane de ceux qui monopolisent la parole et prétendent parler au nom du plus grand nombre et éduquer l'ensemble. Au cliché du « clown triste », il faut désormais ajouter celui du jeune-homme, en perte de repères, qui se dissimule derrière un maquillage festif et connoté positif pour agresser de plus jeunes et connaître, via l'Internet et les smartphones un succès d'image. Ce sont-là de bien tristes clowns.

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