Mémoire d'auditeur : la bourse
Parmi les nouveautés introduites au tout début des années 1970 sur la radio de l’État, appelée aujourd’hui, radio de service public, il y avait la bourse de Paris.
À l’époque, ça prenait 5 minutes juste avant le journal de 13 heures. Peut-être uns saison après, le rendez-vous empiétait sur le journal parlé et l’on entendait clairement les fameux 4 tops de l’heure pleine, environ 1 mn avant la fin du reportage. C’était un certain Jean-Pierre Gaillard qui s’en chargeait. Jean-Pierre Gaillard, les Français l’ont découvert quand il a intégré une chaîne de télévision d’information continue et qu’il a été caricaturé par les Guignols de l’info. Il était alors près de la retraite… Ça montre bien qu’on n’existe pas tant qu’on montre pas sa gueule à l’écran.
Que disait-il, Jean-Pierre Gaillard ?
Il citait des noms et des formules tout à fait hétéroclites et même occultes.
Voici une liste non exhaustive de ce qu’on pouvait entendre :
- Poclain
- Lafarge
- Péchiney – Ugine-Kuhlmann
- Saint-Gobain – Pont-à-Mousson
- Usinor - Dunkerque
- elf-Aquitaine
- Roussel-UCLAF
- Rhône-Poulenc
- Machines Bull
- la Française des Pétroles (CFP)
- CIT- Alcatel
- Denain – Nord-Ouest
- la Lyonnaise des Eaux
- la Redoute à Roubaix
- Schlumberger
- Chantiers de l’Atlantique
- Penarroya
quelques étrangères comme
- Royal Dutch
- BASF
- Bayer
Surtout, il y avait « Les Hauts-fourneaux de la Chiers » à la fois terribles et inquiétants.
Parmi les énigmatiques formules cabalistiques on entendait : « Aux rentes, le 3 et demi pourcent, 52-58 » qui, selon les jours gagnait ou perdait quelques pourcents.
De ces noms, je ne connaissais que Saint-Gobain puisqu’on apprenait en Histoire, dès le primaire, que c’était une des manufactures (avec les Gobelins) créées par Colbert et dont le premier chantier a été la Galerie des Glaces du château de Versailles, récemment construit.
De ces noms (français), il n’en reste plus guère et quand ils subsistent, c’est sous une autre forme. Saint-Gobain et Pont-à-Mousson se sont séparés, par exemple. La plupart des autres ont été absorbés par la concurrence ou ont disparu corps et biens.
Toutes ces grandes entreprises devaient leur prospérité à deux facteurs. D’une part la dynamique de la reconstruction de la France après la guerre et le boum démographique. D’autre part au plan qui coordonnait la politique industrielle de la France et lui assurait son indépendance. Moyennant quoi, la France fabriquait tout ce dont elle avait besoin, à plus petite échelle, souvent de meilleure qualité mais pouvait ainsi faire face aux aléas des alliances et des conflits. On était en pleine guerre froide.
Quand on pense que, aujourd’hui, via le géant General Electric, les États-Unis sont en mesure de contrôler et de bloquer à tout moment l’approvisionnement de la France en énergie. La branche de construction électrique d’Alstom a été cédée à GE qui a ainsi tout pouvoir sur des éléments essentiels des centrales nucléaires. Or, la France dépend à près de 80 % de cette source d’énergie. Il est très facile pour les États-Unis de paralyser la France, par exemple si elle décidait de ne pas rejoindre une coalition militaire contre un ennemi de la superpuissance ou si elle jugeait qu’un accord commercial lui serait défavorable. La politique menée depuis la signature de l’Acte unique en 1992 vise à aligner la France sur les autres membres de l’UE et en faire l’équivalent de la Hongrie, par exemple, pour « en finir avec le modèle français ». Toutes ces régressions amènent toujours plus de chômage par le biais des fusions et des délocalisations. Qu’on se souvienne que, lors de la signature du Traité de Maastricht, on nous avait annoncé la création de milliers d’emplois à l’échelle européenne de l’époque. On nous a refait le même coup lors de l’intégration de dix pays en même temps puis lors de la création de l’euro. On voit le résultat puisqu’on sait que les pays qui annoncent quasiment le plein-emploi recourent à des dispositifs de calcul qui masquent la précarité. Les uns effacent du nombre de chômeurs ceux qui ont travaillé quelques heures dans le mois. D’autres attribuent des pensions d’invalidité aux chômeurs de longue durée. D’autres encore éliminent ceux qui ont refusé deux offres d’emploi. On peut cumuler les dispositifs. Ainsi en Allemagne où le travail du sexe est considéré comme normal, une demandeuse d’emploi qui refuse, en deuxième lieu, un travail de prostitution ou de stripteaseuse ou simplement de serveuse ou d’hôtesse dans un bar louche, se voit retirée des statistiques du chômage. À ce compte, il est facile de prétendre se rapprocher du plein-emploi.
Revenons sur Poclain, premier nom qui m’est venu en commençant cet article. Poclain, je le voyais. En allant à l’école, quelques minutes plus tard, je pouvais être sûr de lire ce nom sur une de ces grues ou de ces pelleteuses blanche et rouge qui travaillaient sur un des chantiers le long du chemin. Poclain était partout parce que, partout, on construisait des logements et des équipements publics. Toujours dans le domaine des engins, il suffit de regarder les plaques de constructeurs des locomotives et autres matériel ferroviaire pour se rendre compte qu’ils ont tous disparu ainsi que le montre cette plaque sur une locomotive en circulation : tous les noms ont disparu y compris Alsthom, écrit avec un « h » désormais bradé à Siemens, son concurrent malheureux qui lui chipe la place de numéro 2 mondial par la même occasion. La plaque du constructeur de la locomotive BB 9004, qui était apte à battre le record du monde établi la veille par une CC 7100 fabriquée par Alsthom, est aussi une liste de plans de licenciements et de régions sinistrées.
Comme quoi, les mémoires d’un enfant de la radio ne sont pas que d’amusants souvenirs d’un nostalgique mais posent des questions.
Dans les articles précédents, j’interrogeais sur la valeur des récits historiques quand on voit la mémoire défaillante ou arrangée des témoins encore vivants. Dans celui-ci, c’est la politique industrielle et l’indépendance nationale qui sont convoquées.