Comment les Français voient l’Espagne
À la faveur des élections générales espagnoles, nous avons un bon florilège des points de vue sur l’Espagne tels qu’ils s’expriment et se développent en France habituellement.
Au commencement, il y a le franquisme. Avec les Français qui évoquent l’Espagne, le point Godwin est atteint tout de suite. Il est même consubstantiel de tout commentaire. Donc, il faut à tout prix le caser. Le moindre succès de la droite, la moindre ostentation du drapeau sang et or confortent les Français dans leurs certitudes. Le franquisme est présent partout. Chaque fois qu’une manifestation de nostalgiques est connue ici, c’est aussitôt monté en épingle et présenté comme la preuve que le fascisme se tient tapi à notre porte. Alors, quand un parti d’extrême-droite, gagne quelques sièges au parlement andalou, ça devient une vague brune qui menace de tout emporter. Tout, c’est tout ce que les Français ont découvert de l’Espagne au cours des dernières décennies. Depuis les années 1990, la « movida » qui nous est parvenue par le biais des films d’Almodovar est la tarte à la crème pour faire croire qu’on connaît bien l’Espagne. Les poncifs tournaient autour de la « démocratie » et des Espagnols qui l’apprenaient ainsi que tout ce qui relève de la modernité et, pour tout dire, du bon goût. De toute façon, pour peu que le sexe occupe une place significative, les Français s’emballent et s’extasient : cette fois, ça y est, les Espagnols sont comme nous. Ouf, on respire ! Il faut dire, aussi, que pendant les années précédentes, les Français ne connaissaient de l’Espagne que ses plages où l’on pouvait passer des vacances au soleil garanti pour pas cher. Ils ne s’aventuraient pas dans l’arrière-pays et ne savaient rien de la vie. Seuls les hispanistes connaissaient les monuments et les paysages et la répression.
Forcément, avec l’émergence de Vox, tous ceux qui prétendent savoir triomphent puisque leur vernis de connaissances se voit confirmé. Au franquisme, s’ajoute toujours le particularisme catalan. Curieusement, on parle moins du particularisme basque. D’abord, avec la fin du terrorisme, le Pays-Basque est redevenu tranquille et même discret. De plus, les Français considèrent le Pays-Basque comme français avant tout et, par conséquent, entouré des clichés folkloriques autours de la pêche, de la pelote, de la gastronomie. Le Pays-Basque du sud est appelé « espagnol » pour bien signifier que ce n’est pas tout à fait le vrai Pays-Basque qui est en France. La Catalogne est souvent l’entrée de l’Espagne quand on est français. Comme on n’y parle pas français, on s’y sent pleinement en Espagne sans plus. Quand même, ces dernières années, les Français qui se risquent à parler la langue apprise au collège en LV 2 (pour ne pas se taper l’allemand), sont encore plus décontenancés par les catalanistes qui répugnent à parler castillan. Donc, ces refus ajoutés à l’étonnement font qu’on se sent compétent à analyser l’indépendantisme catalan.
En fait, les Français sont comme ce personnage du film « L’auberge espagnole », ce jeune anglais qui, parce qu’il connaît deux mots, « caramba » (d’ailleurs typiquement latino-américain) et « muchacho », prétend connaître les Espagnols. Avec quelques informations et beaucoup de clichés, les Français parce qu’ils peuvent parler du franquisme et de l’indépendantisme catalan prétendent appréhender l’Espagne contemporaine. Quand on ajoute la « movida », la mesure est comble.
Ainsi, au cours des jours qui ont précédé les élections générales, tous les commentaires (ou presque), lus ou entendus, passent par le prisme de ces deux sujets. Sans doute le sommet a été atteint par le reportage d’une jeune journaliste entendu le matin même sur Inter, première radio de France…https://www.franceinter.fr/emissions/interception/interception-28-avril-2019
On a eu droit au « valle de la caidos » présenté comme la persistance du franquisme ; ce qui n’est pas totalement faux. Cependant, alors que le prétexte de cette partie du reportage est la polémique autour des cendres du dictateur, on n’en parle pas. La journaliste préfère s’attarder sur les « archanges » (sic) en armes qui se trouvent à l’entrée de « l’abbaye » (sic). Ensuite, partant probablement du projet de Vox d’en finir avec les autonomies pour soi-disant unifier l’Espagne, on nous balance que le pays compte 50 provinces. Bien sûr, c’est présenté comme une cause majeure des difficultés de la jeune démocratie ; car il faut absolument glisser que l’Espagne n’est qu’une jeune démocratie. Au passage, on n’explique pas que les « provinces » espagnoles sont l’équivalent de nos départements. La journaliste poursuit son enquête en Navarre qui présente de nombreuses particularités dont celle d’être une autonomie formée d’une seule province. À ce stade, tous les propos diffusés ne sont compréhensibles que si l’on connaît très bien la situation de la Navarre. Sans même s’en rendre compte, ce reportage donne raison à Vox qui veut en finir avec les tiraillements internes à l’Espagne.
Ce même dimanche électoral, l’angle d’analyse de la situation politique est celui de la fin du bipartisme. Encore une facilité. Comment parler de bipartisme quand, depuis 1978, si la gauche a toujours été représentée par le PSOE, la droite a connu des vicissitudes. Au début, on trouvait un vrai parti centriste. La droite n’a pu exister qu’une fois installée la démocratie et parvenir à la Moncloa, qu’une fois écarté le spectre du franquisme, n’en déplaise à ceux qui découvrent l’Espagne quand il s’y passe quelque chose : le cinéma d’Almodovar, la Coupe du Monde, des élections et, autrefois, l’entrée du royaume dans la Communauté Européenne. C’est aussi compter sans Podemos mais on nous assure que c’est le bipartisme qui est la règle de l’autre côté des Pyrénées et que c’est terminé. Le soir, au moment des premiers résultats fiables, Inter annonçait à 22 h que Vox allait obtenir 50 sièges. Aussitôt, les réseaux sociaux s’emballent : ça y est, l’Espagne a basculé dans le fascisme. Le quotidien en ligne El Correo, à la même heure, proposait un diagramme affiné qui prévoit 23 sièges, soit moins de la moitié : toujours ce besoin d’agiter l’épouvantail du franquisme. D’une manière générale (sans jeu de mots), pas un commentaire, même les plus courts, sans mention des noms de Franco et de franquisme.
Pourquoi parler de ça ? Simplement parce que nous devons, en permanence rester vigilants à l’écoute des médias ou à la lecture des analyses. Dans ces cas-là, on pense surtout à l’emprise de l’idéologie dominante et l’idéologie dominante, c’est toujours l’autre. Quand on est de droite, on est persuadé que tous les journalistes sont de dangereux gauchistes qui veulent nous entraîner dans une société soviétique. Quand on est de gauche, on est persuadé que le grand capital tire toutes ficelles et nous trompe. Malgré tout, chacun est persuadé de posséder l’intelligence et la capacité de résister : moi, je sais qu’on nous trompe et qui nous trompe mais je ne m’en laisse pas compter. La réalité est peut-être plus prosaïque. Ça s’appelle tout simplement l’ignorance. Quand on entend la plupart des journalistes, on se rend compte qu’ils n’ont fait que survoler les études qui auraient dû leur apporter les bases nécessaires. Depuis que 80 % d’une classe d’âge obtient coûte que coûte le baccalauréat, ce genre de journalistes pullule. L’ignorance n’est pas blâmable. Ce qui l’est, c’est la certitude de posséder toutes les compétences et de n’avoir de leçon à recevoir de personne. À partir de là, on peut diriger une petite équipe qui va travailler dans le sens décidé par quelqu’un qui a, finalement, peu de connaissances. Le principal problème de l’information n’est pas l’objectivité ni les pressions mais l’ignorance et le manque d’envie de se documenter sérieusement.