Agri-bashing : qui en profite ?
Ainsi, pour la deuxième fois en ce début d’automne 2019, des agriculteurs sont descendus dans la rue pour protester contre le fait qu’on ne les aime pas. Curieuse manifestation et tout à fait inhabituelle. A-t-on déjà vu les percepteurs, les dentistes, les policiers (un peu c’est vrai), les égoutiers, les employés des abattoirs manifester sur la voie publique leur manque d’affection et de reconnaissance ? Il ne faudrait pourtant pas ridiculiser ces démonstrations car, au-delà du folklore habituel avec tracteurs, fumier et bétail, on assiste depuis des lustres à un retournement de l’opinion publique vis à vis de ses agriculteurs. Jusque dans les décennies d’après-guerre, les paysans étaient bien vus, encensés, indispensables. On apprenait à l’école – en ville s’entend – la dureté de leur métier, leur soumission aux aléas météorologiques, l’impossibilité d’envisager des vacances. La pénibilité ne faisait aucun doute. Leur tenue négligée, les bottes, le chapeau ou la casquette de rigueur, l’environnement boueux ou, au moins, en contact avec la terre brute étaient autant de preuves. La France est un pays de tradition agricole et les Français demeurent attachés à cette terre nourricière. La mort de Chirac nous a permis de rappeler que, se présentant à la Présidence en 1981, il avait mis en avant ses ancêtres instituteur et paysans « enracinés dans cette terre de Corrèze qui est la mienne ».
De sorte qu’on acceptait volontiers qu’ils bénéficient d’un traitement de faveur tacite dans la société. On fermait les yeux sur des entorses aux lois, à l’égalité républicaine. On comprenait les tarifs préférentiels sur l’eau d’arrosage, le carburant pour les tracteurs etc. C’était, finalement, peu de choses, eu égard à la dureté de leur vie. De plus, on savait que, contrairement à quelques très rares professions qui avaient bénéficié avant les autres de retraites anticipées et de protections, les agriculteurs n’avaient pas grand-chose et continuaient à travailler jusqu’à la mort quand, toutefois, ils le pouvaient. Au passage, rappelons que les compensations accordées en priorité aux professions reconnues comme les plus pénibles (mineurs, cheminots) devaient être étendues à toutes les autres. Elles ne l’ont pas été et sont présentés aujourd'hui comme des « régimes spéciaux » dont on voudrait voir la fin sans penser que retirer à ceux qui ont le mieux ne donne rien de plus à ceux qui ont le moins.
L’agriculture est sans doute le domaine qui a connu le plus de changements dans l’immédiat après-guerre. Auparavant, le travail et la condition du paysan n’avaient guère évolué depuis le néolithique qui a vu la sédentarisation et donc la naissance de l’agriculture. Les outils dont se servaient les paysans avant guerre étaient les mêmes, à peu de choses près que ceux utilisés par leurs lointains ancêtres. Tout au plus a-t-on vu l’apparition du joug pour la paire de bœufs et du collier pour le cheval de trait. Le brabant a facilité le labour, le moulin a permis la production de farine et d’huile à grande échelle. La révolution industrielle a eu quelques retombées indirectes sur l’agriculture qui a commencé à se mécaniser. Ce qu’on a appelé la « motoculture » apparaît après la première guerre mondiale avec notamment le tracteur dont la technologie dérive des chars d’assaut. Les progrès de la chimie vont permettre à l’agriculture de changer d’échelle. Or, tout arrive en même temps. Les machines agricoles performantes (tracteurs à roues, moissonneuses-batteuses), les techniquse de stockage, de transformation, les intrants chimiques sont autant de moyens d’alléger considérablement la peine des paysans. Dans cet élan, poussés par un puissant syndicat, les rendements se multiplient, les risques d’infirmité diminuent, les revenus augmentent. Les paysans sont encouragés à changer complètement leur façon de travailler. Tout ce qui est nouveau leur paraît formidable, surtout si, à la clé, la santé et les revenus améliorent la vie quotidienne et permettent aux paysans de marcher droit lorsqu’ils se hasardent en ville pour faire leurs emplettes.
Bien sûr, à la même époque, grosso-modo les années 1960, l’ensemble de la société voit ses conditions de vie changer vers un mieux souhaitable. L’inflation permet l’accès au crédit et au confort matériel, y compris dans le monde rural. L’emblème de ce progrès, c’est bien entendu l’automobile à la portée de tous. Que faire avec son automobile quand on habite une grande ville ou sa conurbation ? Partir en vacances plus loin mais ça n’arrive qu’une fois par an. Aller au travail ? À cette époque, on travaille encore près de chez soi, sauf à la campagne où le travail en ville, en usine donc, paraît autrement plus intéressant que l’agriculture. Si la pénibilité est la même, le salaire est fixe et régulier et les horaires sont définis. On commence à aller faire ses courses au supermarché qui est encore loin mais où l’on trouve tout et beaucoup moins cher que sur place. Et puis le dimanche, au lieu d’un tour en ville vite fait, on peut découvrir cette campagne déjà oubliée. On sort en voiture pour aller se promener dans la campagne, dans les bois et l’on revient dans les embouteillages. Parfois, pour y échapper ou, simplement parce qu’on s’est perdu, on s’égare dans les villages et l’on découvre l’agriculture moderne : les épandages de produits chimiques dans les champs où l’on espérait inconsciemment apercevoir des animaux de trait comme dans les livres scolaires. Les animaux, on les voit mais alignés, serrés dans des sortes de cages métalliques où ils sont attachés face à une mangeoire. Les années 1970 voient aussi les premiers scandales alimentaires. On fait vite le lien. Cependant, on passe de l’image de « la poule au pot tous les dimanches », préconisée par le « bon roi Henri », au poulet aux hormones. On sait, dès lors, que ce qu’on mange est bourré de produits chimiques. On parle même de faire des biftecks avec du pétrole. Le pétrole, à l’époque, ne coûte rien. À côté de l’automobile, la télévision s’installe dans quasiment tous les foyers. C’est une fenêtre sur le monde et l’on peut voir, par exemple, outre les batteries de poulets ou de vaches laitières ou de cochon à viande, comment on peut fabriquer un litre de vin sans un seul grain de raisin. De sorte que commence une suspicion et des craintes qui se répandent lentement dans la société pour en arriver au niveau actuel.
Les paysans et leurs représentants ont balayé pendant des décennies, toutes les critiques de l’agriculture intensive, productiviste. Il faut bien que le progrès rentre aussi dans l’agriculture, que la pénibilité diminue et l’on ne peut qu’approuver. Les avertissements étaient aussitôt balayés et, de toute façon, tous les gouvernements ont appuyé dans ce sens et contré une opinion publique de plus en plus hostile à ce type d’agriculture. Sur les plateaux des médias, les représentants du principal syndicat répétaient à l’envi qu’on leur avait demandé, après la guerre, de nourrir la population et qu’ils avaient relevé le défi et que, par conséquent, il avait fallu adapter leurs moyens de production. Personne ne leur a jamais rétorqué que l’essence même du métier d’agriculteur est de nourrir la population. On n’a jamais entendu les garagistes avancer qu’on leur avait demandé de réparer les voitures qui se multipliaient ni les maçons qu’on leur avait demandé de construire des maisons pour les enfants du baby-boum, ni les instituteurs qu’on leur avait demandé de les instruire. D’ailleurs, c’est ce que prétendent certains syndicalistes car De Gaulle avait demandé de mettre en place des structures, non pour que les paysans nourrissent la population (ce qui est leur rôle) mais assurent la souveraineté alimentaire ; ce qui n’est pas tout à fait pareil.
Cependant, si l’on se rendait à l’argument de l’agriculteur nourricier, on n’approuvait pas pour autant son recours systématique à la chimie et encore moins cet entêtement à faire ce qui est rejeté par la population. Outre les intérêts particuliers, les paysans de base qui ont vu arriver en même temps toutes les améliorations, craignent que renoncer à l’une d’elle, la chimie, les oblige à renoncer à toutes les autres et devoir travailler comme leurs ancêtres dont l’espérance de vie, contrairement à ce que prétend une chanson célèbre, ne dépassait pas 75 ans au maximum, et dans quel état !
En fait, le syndicat en question a parfaitement compris que cette agriculture intensive, en plus d’apporter des revenus sans commune mesure avec ceux en vigueur dans le secteur primaire (= l’agriculture en économie) allait ouvrir de nouveaux marchés. L’agriculture d’après-guerre n’a plus pour fonction de nourrir la population mais est tournée vers l’exportation. Les dirigeants syndicaux étaient persuadés qu’avec la force de production de la France, non seulement on pourrait répondre au marché intérieur mais, en plus, inonder les autres pays sans, bien entendu, avoir recours aux importations puisqu’on trouverait sur place, non seulement la quantité suffisante mais encore la qualité améliorée par la chimie. On sait que c’est tout le contraire qui s’est passé puisque la plupart des voisins de la France produisaient aussi en grande quantité et souvent beaucoup moins cher. Beaucoup des crises du Marché Commun, puis de la CE et maintenant de l’UE viennent de cet hiatus agricole. Dans le même temps, sous la pression du principal syndicat agricole, les gouvernements et la CEE ont pris des mesures qui ont favorisé les grandes exploitations au détriment des exploitations familiales. Les subventions allant à ceux qui produisent le plus pour qu’ils produisent encore plus et ainsi de suite, les fermes ont disparu, les campagnes ont été désertées par leurs paysans et les villages devenus cités-dortoirs. Les élections aux Chambres d’agriculture prévoient que le syndicat arrivé en tête occupe tous les postes et prennent toutes les responsabilités. Par conséquent, il n’y a aucune raison que ça change. La réponse apportée à ce qu’il appelle « l’agri-bashing » est une campagne de communication dont un des aspect est la manifestation de rue dans l’espoir de provoquer l’apitoiement et surtout l’approbation de méthodes désormais rejetées unanimement. Les histoires autour du glyphosate sont un aspect spectaculaire et emblématique. D’un côté, les paysans ne veulent pas recommencer à désherber à la main et on les comprend. Il faudrait un personnel considérable que le cours de matières agricoles ne permettrait pas de rémunérer. On peut penser qu’une solution mécanique pourrait être inventée mais, comme toutes les grandes entreprises réduisent leurs investissements pour garantir des dividendes mirifiques à leurs actionnaires, on ne cherche pas dans ce sens. D’un autre, la population est maintenant persuadée qu’elle ne peut pas s’empoisonner deux fois : une première fois en respirant les effluves des épandages et une deuxième fois en consommant le produit qu’ils ont fait pousser. Aucun gouvernement ne peut prendre le risque de se fâcher avec ses agriculteurs. Moins nombreux, certes mais plus puissants et encore capables de bloquer le pays. Le gouvernement ne sent pas non plus l’opinion publique le soutenir dans cette voie. Néanmoins, quand on voit que la valeur du nouveau groupe Bayer aujourd'hui vaut moins que la valeur d’achat de Monsanto qui a rejoint le groupe, on se dit que les choses changent. Les investisseurs et autres spéculateurs montrent leur méfiance (pour ne pas dire plus) envers une production qui est rejetée par les populations du monde entier.
https://www.usinenouvelle.com/article/le-rachat-de-monsanto-vire-au-cauchemar-pour-bayer.N830100
Quoi qu’il en soit, ce qui est très grave dans cette crise, c’est le divorce consommé entre paysans et le reste de la population ; autrement dit la plus grande partie de la population renie ses origines paysanne, l’identité rurale de la France et prétend vivre hors-sol dans un monde virtuel où la technologie répond à tout, comme on croyait, voici 60 ans, que la chimie sauverait l’humanité et proposerait des solutions à tout.
Malgré cette campagne spectaculaire du principal syndicat d’agriculteurs, il ne faut pas négliger les problèmes dramatiques que connaissent la plupart des paysans qui travaillent à échelle humaine, cultivent les champs autour de leur ferme et croulent sous les problèmes d’endettement et de conformité aux nouvelles normes. Des règles tatillonnes, des contrôles qui s’effectuent surtout sur les petites exploitations sans moyen et dont les infractions sont peu impactantes désespèrent les derniers tenants de l’agriculture traditionnelle, celle qui entretient les paysages et rassure la population. Les suicides chez les paysans représente une « hécatombe silencieuse » : un suicide tous les 2 ou 3 jours. Énorme ! Or, ce ne sont pas les pressions (plutôt faibles) des citadins environnementalistes qui poussent au geste désespéré mais bien la captation des subventions et aides par les plus grosses exploitations (celles qui sont justement dénoncées), le contrôle des SAFER par certains, des réglementations sur mesure pour les grandes exploitations et habilement utilisées également par quelques néo-ruraux qui connaissent toutes les possibilités pour se faire construire leur maison (par exemple), acheter du matériel et qui connaissent aussi les moyens d’écouler leur production dans des circuits réservés. Cette complexité n’est pas étrangère au malaise vécu par nombre de paysans qui essaient de faire correctement leur boulot mais ne sont éligibles par aucun des dispositifs existants. Les mêmes n’ont pas les moyens ou sont trop âgés pour envisager une conversion à l’agriculture bio qui demande des années de transition. Impossible quand on n’a pas de réserve personnelle.
En attendant, cette campagne de communication du principal syndicat agricole ne résout pas les problèmes des paysans endettés et de ceux qui font vivre les campagnes qui seraient des déserts ou plutôt des étendues de champs sans vie réelle ; la terre n’étant qu’un support à des réactions chimiques. À titre d’exemple, la sur-exploitation de la terre plane de la Beauce a rendu stériles les sols qui ne produisent plus qu’à coup d’épandage de produits chimiques divers. On est loin de l’image de la cathédrale de Chartres au milieu des champs de blé.
La solution qui est réclamée par de plus en plus de voix, c’est la production locale et la vente à proximité. La France ne doit plus voir passer des camions espagnols chargés de tomates pour le Bénélux qui croisent des camions hollandais chargés de tomates pour l’Espagne. L’Espagne, malgré son climat favorable est championne de l’agriculture intensive, sous serre et gavée de produits chimiques.
https://info.arte.tv/fr/espagne-les-naufrages-de-la-mer-de-plastique
https://www.alternatives-economiques.fr/espagne-lenfer-serres/00069429
Pour cela, encore faut-il que chacun joue le jeu. Comment expliquer que des produits cultivés à des centaines de kilomètres coûtent moins cher dans le commerce que ceux produits à quelques dizaines de km seulement ? Le transport est pour rien et le recours au travail clandestin est massif et pénalise les agriculteurs qui déclarent et paient correctement leurs saisonniers ; y compris étrangers.
La grande distribution exerce une pression intolérable sur les paysans locaux tout en affichant des partenariats avec certains d’entre eux. Enfin, les consommateurs qui se ruent sur des des produits hors saisons encouragent cette agriculture productiviste tournée vers l’exportation.
Il faut d’abord en finir avec ces contradictions mais, pour le moment, trop d’acteurs ont des intérêts dans la situation actuelle pour que ça change. Les vrais paysans n’ont pas fini de se suicider.
https://www.francebleu.fr/infos/societe/le-suicide-des-agriculteurs-en-chiffres-1517491824