Berlin tel que je l'ai vu
« Vous vous rappelerez toute votre vie ce que vous faisiez à ce moment-là »
C’est par ces mots que le commentateur d’une chaîne de TV étatsunienne avait conclu son reportage en direct après l’assassinat de Kennedy. Cet adage peut être repris pour tous les grands événements. L’ouverture du mur de Berlin, le 9 novembre 1989 en est un.
Pour ma part, je lisais dans ma cuisine en écoutant la radio, comme d’habitude et, au cours du bulletin de 21h, on nous annonça que l’on était en train de pratiquer une brèche dans le « mur de la honte ». Je n’en croyais pas mes oreilles même si, depuis quelques semaines, on sentait que les choses bougeaient à l’Est. Le grand Léo Ferré avait parlé d’un « soleil qui se levait du côté de l’est avec M. Gorbatchev ». C’est vrai, rien n’aurait été possible sans lui. Peu après, ma décision était prise. Il fallait que j’y aille et que je voie. Nous étions à l’automne et c’est au printemps suivant que nous y sommes allés avec ma copine. Entre temps, j’avais préparé mon déplacement avec Robert Loffroy, le fondateur de l’association France-RDA qu’il avait créée, lui le Résistant, afin de se réconcilier au plus vite avec l’ennemi d’hier et échanger avec ces Allemands reclus derrière le « rideau de fer ». Il m’avait décrit un pays austère. Les outils qui sortaient des usines n’étaient pas peints, les jeunes ne pouvaient pas porter de blue-jeans, la musique moderne parvenait peu à leurs oreilles, on ne pouvait pas circuler dans le pays. Il évoquait aussi les efforts déployés à l’Ouest pour faire détester leur régime aux Est-Allemands. Par exemple, de l’autre côté du mur, on exhibait des photos de femmes nues légendées : « ça vous ne le voyez pas chez vous ». Tout était bon pour susciter le mécontentement et la révolte. J’imaginais le tiraillement de ces gens et leur immense frustration savamment entretenue.
A Berlin, nous logions dans un appartement dans le quartier de Spandau ; encore un symbole. Avant de franchir le mur, il fallait échanger nos bons DM contre des Marks tout-courts de l’Est. Déjà toute une faune avait pris le contrôle du change. Ça n’incitait pas trop mais il fallait en passer par là. J’avais exigé de prendre le S-bahn car je savais qu’une ligne traversait Berlin de part en part. En fait, l’idée était géniale. Rien ne pouvait mieux nous permettre d’appréhender la réalité berlinoise. Embarqué sur un banal quai à l’ouest, la ligne a commencé à serpenter au milieu de parcs puis d’immeubles hideux de facture toute stalinienne. A la vitesse du train, nous étions à l’Est !
La rame n’a marqué aucune des stations prévues. Je me
souviens que nous avons traversé les faisceaux abandonnés d’une immense friche
ferroviaire. Quelques rares trains ne faisaient que passer à travers cette
emprise foncière et, au loin les abris et les quais de la Nordbahnhof
Ost-Berlin était peuplé de cheveux longs et de belles
blondes, comme à l’ouest mais de façon plus homogène. Promenade dans le no
man’s land miné encore peu avant mais désormais peuplé de lapins avec une
pensée pour ceux qui avaient perdu la vie en voulant franchir cet espace
boueux. Tentative d’imaginer le temps qu’il faudrait, en courant, pour passer
entre les deux murs car « le mur » était en fait une longue bande de
terre minée, arpentée par des patrouilles impassibles, bordée de deux murs
surmontés d’un arrondi empêchant la main d’avoir prise. Berlin-Est, c’étaient
aussi ces vitrines pour les touristes étrangers sur l’Alexander platz où trône
la tour de la TV.
Promenade la République
Nous avons terminé la soirée au théâtre. On y donnait L’Avare de Molière. Ça présentait l’avantage pour moi de comprendre car je n’entends point l’allemand. « Nathalie traduisait ». En fait, c’était Véronique et, à un moment, Harpagon s’est adressé au public : « j’ai mis tout mon argent à l’Ouest ». Rires dans la salle. Preuve qu’on ne se faisait pas trop d’illusions. Aujourd’hui, un quart de la population de l’ancienne RDA est pleinement satisfaite. On apprécie de pouvoir se déplacer et surtout de ne plus être espionné en permanence. En revanche, on regrette le plein emploi, les jardins d’enfants pour accueillir les tout petits, la solidarité. On déplore l’attitude hautaine des Allemands de l’ouest, les magasins fournis où l’on ne peut rien s’acheter car on n’en a pas les moyens.
Retour à l’Ouest à travers les stations de métro fermées. Tout Berlin-Est pouvait se résumer dans cette ligne qui passait d’un secteur à un autre mais sans permettre d’échanger. Deux mondes liés mais profondément séparés. Sur sa partie aérienne, on distinguait, au loin, le logo lumineux de Mercedes sur un centre commercial qui convenait mieux à ma copine. Le lendemain, nous avons visité le musée du Bauhaus. J’ai pu mesurer le fossé qu’il y avait entre nous. Elle, agrégée de lettres classiques n’avait que vaguement entendu parler de Gropius et de son environnement culturel. De mon côté, grâce à Jean-Marie Floch, passionné –entre autres –d’architecture, j’avais été initié en seconde au lycée. J’ai beaucoup pensé à lui à ce moment et, d’une manière générale à chaque fois que j’ai été face à ce dont il nous avait parlé ; et il nous parlait de beaucoup de choses. Paradoxalement, alors que, grâce à lui, j’ai plus de connaissances que mes relations qui ont étudié davantage que moi, je n’ai jamais pu les valoriser ni les utiliser. Chaque fois qu’il se passe quelque chose d’important, je me demande toujours : qu’en penserait-il ?
Je suis rentré en France plein de sentiments mitigés. Difficile de se faire une idée en moins d’une journée passée à l’Est. Une chose est certaine, le mur, l’omniprésence policière et militaire étaient intolérables. Maintenant, le système capitaliste est surtout une vitrine que beaucoup contemplent sans pouvoir entrer dans la boutique. Aujourd’hui, les sentiments demeurent mitigés. Une certitude cependant : quand on connaît la francophilie des Allemands, palpable durant ces commémorations, on ne peut qu’éprouver une immense douleur en pensant à ces millions de morts parmi nos peuples. Quel conditionnement a permis ces crimes commis ? Il n’est pas sûr que ça ne puisse pas recommencer ; ailleurs.