Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
la lanterne de diogène
21 mai 2007

PAS TINTIN

Ce 22 mai Hergé, créateur de Tintin aurait eu 100 ans.

On connaît tous cette chanson d’Henri Tachan qui fait la part belle aux personnages d’Hergé à l’exception de l’éponyme. L’auteur, lui-même, appréciait moyennement sa créature pour sa perfection qui le mettait en adéquation avec la morale ambiante mais qui l’éloignait de la réalité humaine du siècle. Il a donc ressenti le besoin de créer le personnage du capitaine Haddock, afin de traduire ses propres sentiments et ses propres faiblesses. En s’éloignant de l’adolescence, Hergé s’éloigne aussi de son personnage. Il a besoin d’un adulte pour traduire son rapport au monde en dehors des contraintes de la presse catholique. Et puis, il fallait un interlocuteur au héros trop solitaire.

Après le tournant du « Lotus bleu », et l’ancrage des histoires dans une réalité vraisemblable, fruit d’une documentation rigoureuse, le dialogue avec le chien Milou ne tenait plus. C’est ainsi que le capitaine s’impose : figure solitaire, également, et en même temps paternelle pour ce grand adolescent sans famille. Je règle tout de suite la question des femmes dans Tintin puisque c’était la règle à l’époque pour la littérature destinée à la prime jeunesse, aux petits garçons, et que l’on ne pouvait pas introduire de personnage féminin susceptible de suggérer une sexualité même allusive. Donc, pas la peine de gloser là-dessus.

En fait, je me suis mis à écrire ces lignes, suite à la remarque de la caissière de la librairie du centre Beaubourg à Paris où se tenait une exposition consacrée à Hergé.

http://www.centrepompidou.fr/Pompidou/Manifs.nsf/AllExpositions/D60DD17FF85EB256C12571C7004616E8?OpenDocument&sessionM=2.2.2&L=1

Au moment de régler mes achats, elle me fait remarquer que « le capitaine Haddock n’a pas l’air content » et elle se demandait « s’il lui arrivait de sourire ». Après un bref échange, je lui indique quelques occurrences et elle me réplique aussitôt qu’il faudrait « rendre sa dignité au capitaine Haddock ». J’acquiesce et je me risque.

Disons-le de suite, Haddock est, de très loin mon personnage de fiction préféré, tous genres confondus. Depuis toujours je l’ai aimé et admiré. D’abord, son métier est toute une invitation au voyage. Sa tenue, même sur la terre ferme, le rattache à ceux qui sont en mer. Il me revient ces vers de Bernard Lavilliers :

Il y a trois sorte de gens

Les morts et les vivants

Et ceux qui sont en mer.

Finalement, Haddock est tout ça : vivant, sensible mais, par sa mélancolie, il se rattache un peu au monde des morts, d’autant plus que son alcoolisme passé lui a fait glisser un pied dans la tombe. Pourtant, il s’accroche avec l’autre et c’est l’aventure en mer ou avec Tintin qui le fait échapper à un destin qui paraissait inéluctable.

L’exposition à Beaubourg accordait une place centrale au « Lotus bleu » et c’était justice. Outre l’introduction d’éléments empruntés à la réalité comme l’environnement et le contexte historique, il diffère également par la nature de l’aventure. Tintin parvenu en Chine pour une enquête va connaître les pires ennuis le menant jusqu’à l’échafaud à cause de sa générosité et de son courage.

On a oublié que c’est parce qu’il est ému par les crises de démence du fils de ses hôtes chinois et par les larmes de la mère, qu’il va franchir clandestinement les secteurs sous occupation japonaise, se heurter à la pègre, pour trouver un remède au « poison qui rend fou ». Dans la concession internationale où, comme européen, il se croit à l’abri, il est persécuté pour avoir défendu un coolie, un tireur de pousse-pousse, bastonné par un industriel occidental. Contrairement aux autres histoires où c’est sa curiosité de journaliste ou son côté redresseur de torts, son côté chevalier Bayard qui le détermine, dans le « Lotus bleu », c’est sa compassion pour les larmes de madame Wang et l’amitié qui le pousseront à agir. C’est sans doute dans cette aventure qu’il met le plus sa vie en danger.

Revenons sur l’amitié. Elle apparaît dans la deuxième partie de l’album quand il sauve la vie du petit Chinois qui manque de se noyer dans les eaux du fleuve en crue. La moitié d’une page est consacrée à détruire les clichés racistes. Poursuivant sa mission, sa recherche de l’antidote, sorte de quête du Graal, son nouvel ami lui dit : « à deux nous serons plus forts ! ». Le héros solitaire découvre les vertus de l’amitié. Et l’on sait que c’est cette même amitié pour Tchang qui lui fera gravir les pentes de l’Himalaya quelques années plus tard et donner le chef-d’œuvre d’Hergé. Celui-ci, tentera de combler par la fiction l’absence du vrai Tchang Chong Jen, l’ami de l’école des Beaux-arts, assigné à résidence dans son pays.

Pendant ce temps, on sait qu’Hergé n’a pas cessé de penser à son pote chinois dont il est resté sans nouvelle pendant des décennies. C’est pour combler artificiellement cette absence qu’il conçoit « le Tibet », un peu comme certains exécutent des danses pour faire venir la pluie. C’est une attitude typiquement masculine que de s’imaginer partir à la recherche de l’être cher et l’arracher au danger. Quel garçon, quel homme n’a pas rêvé d’arriver une fois, ne serait-ce qu’une fois, à temps pour sauver quelqu’un qu’on aime ? L’artiste, l’écrivain a ce pouvoir de brusquer les événements en inventant une histoire pour réaliser ce vœux.

Ensuite, je suis navré de constater que Tintin passe encore pour ce qu’il était au début du 20ième siècle. Pourtant, peu ont pu le lire à l’époque mais les clichés, les idées reçues demeurent. Encore aujourd’hui, les tout petits font tchouk-tchouk pour imiter le train à l’heure du TGV. Le héros à la houppe garde encore l’image d’une bande pour illustrés enfantins. Les dessins animés diffusés, il y a quelques années, à la télévision ont contribué à donner cette image aux jeunes générations. Tout l’intérêt de l’œuvre y a été soigneusement gommé au profit de l’action : « bien joué Milou ! », « ouap ! ouap ! » et « mille sabords ! » ont remplacé toute réflexion et mis au même niveau le stupide « Tintin au Congo » et le sublime « Tintin au Tibet ». L’insupportable Lampion a été rajouté aux histoires où il ne figure pas dans les livres. Surtout ne rien montrer qui puisse faire réfléchir les enfants pour lesquels les films d’animation ont été réalisés. Exit la Chine envahie par le Japon après avoir été écartelée par les traités inégaux et soumise par l’opium. Exit la dénonciation du trafic d’armes qui intervient avant le déclenchement d’une guerre pour des intérêts pétroliers (L’Oreille cassée). Tiens ! Tiens ! Exit l’enlèvement des savants par un régime totalitaire (L’Affaire Tournesol). Exit la dénonciation de la dépendance à l’alcool en vente libre. Exit l’exaltation de l’amitié. Tintin apparaissait comme une sorte de Rambo (pour son invincibilité) en culottes de golf avec un peu de l’intelligence de Sherlock Holmes. Tournesol n’était plus ce scientifique imprégné d’humanisme qui permettait de conquérir la lune et n’hésitait  pas à brûler une invention qui pourrait être détournée par les militaires. Restait un petit homme chétif, distrait et ne comprenant rien à rien. Haddock n’était plus ce héros attachant et humain mais un pochetron qui débitait des injures surannées.

J’adresserai ce même reproche à l’auteur pour le coup. Dans « Coke en stock », je ne comprends pas comment le capitaine, qui a un coup de sang en comprenant que son interlocuteur est un négrier, le punit juste en s’emparant du porte-voix afin de l’insulter par delà les mers. Personnellement, je l’aurais bien vu le passer par dessus bord pour le voir barboter lamentablement. L’effet comique aurait été au moins égal à la liste du vocabulaire d’Haddock et plus proportionné. Traiter de « trompe-la-mort » un trafiquant d’êtres humains me paraît plutôt léger au regard du crime.

Mon attachement au capitaine Haddock, personnage imaginaire, a été renforcé quand, il y a quelques années, j’ai décidé de relire l’histoire de son apparition dans la série : « Le Crabe aux pinces d’or ». Dans ses premières vignettes, il offre le pitoyable spectacle de sa déchéance due à l’abus d’alcool encouragé par son second qui en profite pour se livrer au trafic de stupéfiants. Bien sûr, je me rappelais presque toutes les vignettes de tous les albums mais, entre temps, la vie m’avait mis en présence d’alcooliques véritables que je côtoyais. De plus, je savais que le livre que je possédais avait été entièrement redessiné par les studios Hergé et que toutes les approximations avaient été corrigées. Autrement dit, ce que j’avais pris pour une hésitation graphique telle qu’on la retrouve dans « Le Lotus bleu », par exemple, était en fait le visage hirsute, ébouriffé  de l’homme ravagé par l’alcool. J’ai cru voir sur cette tête échevelée les visages de mes amis tombés dans ce travers pour noyer leurs soucis, pour oublier que la vie les a malmenés. Or, ces images, finalement insoutenables si l’on prend la peine de les transposer dans la réalité, si on les rapproche de scènes vues pour de vrai, expliquent toutes les aventures que va vivre la paire d’amis.

Tintin, avec ses principes moraux inflexibles, le tire de l’alcoolisme. Haddock retrouve une raison de vivre après s’être laissé embarquer (c’est le cas de le dire) dans des trafics inavouables et quand la monotonie des voyages au longs cours le fera sombrer dans la dépression. Quelle vie était la sienne quand il rencontre Tintin ? On ne lui connaît pas d’adresse. On sait, aujourd’hui, qu’il est anglais mais c’est en Belgique qu’il se fixe après avoir retrouvé ses racines. Son seul ami est un autre marin au nom anglais également, Chester, mais ils se croiseront rarement. Haddock s’extraira difficilement de son vice. Alors qu’il se trouve en manque, il tentera d’assassiner Tintin, qu’il prend pour une bouteille, au plus fort de son délire, après avoir failli mettre le feu à la barque qui l’émancipe symboliquement du bateau où il couvrait, à son insu, un trafic illégal.

Le combat d’Haddock pour vaincre l’alcool est pathétique. Je parlais, au début, de sa tête hirsute et de la tristesse que lui procurait le whisky. Il a le vin triste : il pleure. Or, précisément, son visage reprend une forme commune à mesure qu’il accompagne Tintin. L’un mène une enquête, l’autre poursuit sa quête. D’ailleurs, à la fin du « Crabe », un épilogue qui relève du comique de situation, le montre, donnant une conférence sur les dangers de l’alcool pour le marin. Il est impeccablement peigné, la barbe bien taillée. Il est guéri. Il tombe en syncope, encore pas habitué à boire de l’eau plate.

Dans cette première aventure, il sourit (pour répondre à la caissière). Il sourit en courant au devant de Tintin qui vient le délivrer alors qu’il est torturé par les trafiquants. Il sourit à la fin quand Tintin est parvenu à arrêter celui qui l’entretenait dans la dépendance à l’alcool.

D’une manière générale, il sourit chaque fois qu’il retrouve Tintin après une absence plus ou moins longue. Dans « L’Etoile mystérieuse », il commande le bateau affrété pour une expédition scientifique. Il est « le seul maître à bord après Dieu ». Il se trouve valorisé par cette responsabilité qu’il doit à Tintin qui a organisé la partie logistique du voyage. Il sourit alors qu’il a pris la barre, de nuit, en pleine houle, et que Tintin, inquiet, vient le rejoindre. Or, ce n’est pas sa fonction mais, ayant partiellement vaincu l’alcool, il se grise comme au temps de ses premiers voyages en recevant les paquets de mer. Il sourit en prenant son repas avec Tintin qui, comme lui, n’éprouve pas le mal de mer. Ils partagent alors une certaine complicité. Haddock reprend figure humaine. Il existe.

J’avais signalé à la caissière le début du « Secret de la Licorne ». En effet, Tintin l’invite à passer chez lui. Il veut lui offrir la superbe maquette qu’il vient d’acheter au marché aux Puces du quartier des Marolles. Il rayonne en se laissant conduire affectueusement par le bras par son ami vers la surprise qu’il lui a préparée. Milou a accepté celui qui lui vole pourtant la vedette américaine de la série. Il lui fait la fête comme tous les chiens qui sentent, instinctivement l’ami, voire l’être vulnérable qu’il devra défendre. Avec « Le Secret de la Licorne », Haddock, et indirectement Tintin, se découvre une famille. La famille va s’agrandir puisque, après bien des difficultés, le professeur Tournesol rejoindra les précédents. C’est lui qui achètera sur ses deniers le, depuis célèbrissime, château de Moulinsart, demeure historique des Haddock. Le capitaine prend alors, la place du patriarche. Il se sédentarise aussi. Il essaie de devenir gentleman-farmer et se pique de vouloir faire de l’équitation. Le refus du cheval semble lui rappeler que sa place ne se trouve pas sur le plancher des vaches mais que son destin sera toujours l’errance, l’aventure, la mer.

« Les Sept boules de cristal » nous immergent dans une atmosphère oppressante. Le danger est invisible mais partout. On ne sait pas ce qu’il en est. A l’époque, Hergé, traversait une période difficile. Sa vie privée était houleuse et cela se ressentait dans son travail qui prenait du retard. Forcément, les idées sombres qui le traversaient transpirent dans son œuvre du moment. Un être aimé s’éloigne. Transposé dans la fiction, c’est l’enlèvement du professeur. Haddock plonge dans la déprime, pour prendre un terme d’aujourd’hui. Il est abattu près du téléphone. Il sourit quand Tintin vient lui rendre visite mais retombe aussitôt dans son fauteuil : pas de nouvelle de l’ami absent. Hergé a voulu qu’Haddock soit humain, avec ses faiblesses, comme son penchant pour l’alcool, mais aussi avec un caractère mélancolique. Cet aspect allait permettre à l’auteur de traduire au mieux son propre ressenti. D’ailleurs, il se redresse aussitôt après une mystérieuse communication téléphonique. Il s’enferme dans sa chambre pour en ressortir peu après, revêtu de son uniforme, son sac marin à l’épaule, prêt à partir rechercher son ami disparu. Il retrouve son élément, sa deuxième peau, son armure. Il se sent invincible : « En route, mille sabords ! ». A des années de distances, on trouve pareille métamorphose avec Indiana Jones, professeur d’archéologie timide et guindé dans un costume qui apparaît tel un baroudeur avec son pantalon large, son chapeau et son célèbre fouet, lorsqu’il va sur le terrain.

Il sourit encore en débarquant à Callao où il croit pouvoir arracher le professeur à ses ravisseurs. Il retrouve « l’océan, le vent du large, les embruns qui vous fouettent le visage ». Tout lui paraît beau : « regardez ces couleurs, ces coutumes, ces lamas ». Pour une fois, c’est Tintin qui exprime de la retenue et attend de voir pour croire. Haddock, montre ses compétences professionnelles. Il décrypte le langage des fanions sur le cargo péruvien : maladie contagieuse à bord. Cela n’empêchera pas Tintin de nager, de nuit, jusqu’au bâtiment pour découvrir une des clés de l’énigme. Cela lui vaudra cet éloge du capitaine : « quel gaillard, tout de même ! ». Quelques pages plus loin, tout à sa joie de retrouver son ami, il se laisse aller à le tutoyer.

Haddock a découvert la valeur de l’amitié ; pour Tintin, bien sûr, mais aussi pour le Professeur. Ce dernier n’avait pas attendu pour lui témoigner une quelconque reconnaissance. Après avoir vendu le brevet de son sous-marin de poche, il propose de mettre son produit dans l’achat du château des ancêtres du capitaine qui lui a permis, malgré lui, de développer son invention. Haddock prendra les armes contre les agresseurs de Tournesol et se lancera dans une expédition dans un milieu qu’il ne connaît pas et qui s’avère encore plus hostile que prévu.

La marche dans les Andes et dans la jungle apparaît encore comme la métaphore de la crise que traverse l’auteur : des hauts et des bas, des épreuves, des ennemis qu’on croyait disparus, la mort qu’on frôle. Il n’est jusqu’aux curieuses incursions des Dupondt dont les tâtonnements montrent les faux espoirs, les fausses solutions, les recours à l’occultisme, caractéristiques des situations désespérées. 

Dans « Objectif Lune », Haddock n’hésite pas à se couvrir de ridicule en essayant les trucs les plus invraisemblables pour sauver le Professeur d’une amnésie partielle. Auparavant, on trouve une dispute comme il en existe dans les grandes amitiés. Du reste, on peut penser que c’est encore l’amitié qui le pousse à entreprendre un voyage interplanétaire. Il pourra ainsi veiller sur Tournesol, handicapé par sa surdité et sa distraction. Quant à Tintin, on ne sait pas qui protège l’autre. A la base, Haddock seconde Tintin qui combat un réseau d’espionnage, tandis que dans la fusée, le jeune héros engueule vertement le capitaine retombé dans son vice : - Je… je suis un misérable… J’avais bu… Je … C’est affreux, ce que j’ai fait là… je vous demande pardon.

-         Ça va ! … N’en parlons plus.

Haddock soutient, plus tard, Tintin à bout de force. A la fin, on voit que, décidément, il n’est bien qu’en mer : à peine retrouvée l’attraction terrestre, qu’il tombe lamentablement comme pour le lui rappeler. Il n’est fait ni pour l’espace intersidéral ni pour la terre ferme.

Pourtant, il persiste. Dans « L’Affaire Tournesol », Haddock en tenue de ville se promène dans la campagne et jure de ne plus se lancer dans des aventures qui ne sont plus de son âge. La suite lui démontre que non. Décidément, il n’est pas fait pour buller dans un château. Son ami Tournesol, le vrai propriétaire, en fait, se trouve encore en danger et il n’en faut pas plus.

Haddock est devenu incontournable. « Au Pays de l’Or noir » a été commencé avant guerre mais interrompu. L’auteur l’a repris après mais, entre temps, le Capitaine s’est imposé. Il a fallu l’intégrer coûte que coûte à l’intrigue. D’un point de vue rationnel, son apparition rocambolesque ne tient pas debout. N’empêche, le lecteur est content de retrouver le marin fraîchement démobilisé. Sa silhouette rassure. On sait qu’avec lui, le dénouement est proche. Encore la figure paternelle. Et puis, pourquoi ne pas le dire, il constitue une source de gags qui renouvellent le comique dans la série.

La mer, il la retrouve après bien de déboires. Ce sera la mer Rouge avec des requins encore plus redoutables que les squales. D’abord, il prend un avion et exprime ouvertement ses craintes : toujours ce malaise lorsqu’il n’est pas en mer. En fait, il a raison puisque un colis piégé devait exploser. D’ailleurs, il explose mais les passagers sont à l’abri. Néanmoins, les projectiles menacent la bouteille qu’il a pu sauver. Pourtant, quand il réalise que Tintin est peut-être touché, il l’oublie pour aller vers son ami projeté à terre par le souffle. Ensuite, s’il sourit à la perspective de refaire du cheval, il devra vite déchanter. Ce n’est pas son truc. C’est la mer qui, symboliquement, va encore les sauver. D’abord sous la forme d’un sambouc ensuite d’un plus grand navire : « Ah ! ça fait plaisir de se retrouver sur un bon vieux cargo ! ». Il retrouve aussi celui qui a développé son alcoolisme et qui lui apporte encore une bouteille pour mieux l’affaiblir. Après la fuite des bandits, Haddock se retrouve seul professionnel aux commandes du navire. Là encore, on sent bien qu’il est dans son élément. Il organise en un clin d’œil un équipage improvisé avec un jeune reporter à la barre, un pilote de chasse à la radio et des pèlerins africains comme matelots.

Haddock n’aura de cesse de témoigner à Tintin sa reconnaissance. Il a conscience qu’il lui a sauvé la vie et permis de vivre des aventures fatigantes mais exaltantes. Naîtra puis se développera une amitié indéfectible dont le sommet s’exprime dans « Tintin au Tibet ». Pour un homme qui a été affaibli par l’alcoolisme, il dépense une énergie formidable pour accompagner son ami, son sauveur, dans une course en haute montagne. C’est lui qui négocie avec le Sherpa, et obtient de lui l’organisation d’une expédition sans laquelle rien n’aurait été possible. Lui qui, dès les premières images affirme son dédain pour la balade sur les chemins caillouteux des Alpes, préférant les contempler avec une bonne pipe, voilà qu’il suit et même organise une expédition himalayenne.

« Le Tibet » est une épopée lyrique sur l’amitié. Tout le monde agit par amitié pour un autre. Tchang, celui qui se trouve au centre de l’aventure, pense à Tintin au plus fort de son désespoir et ne survit que par la foi qu’il a de retrouver son ami occidental. Le monstrueux yéti –curieusement confondu avec le Capitaine dans la tourmente –protège le petit Chinois. Le Sherpa Tharkey, sur le chemin du retour, revient gracieusement aider les deux Européens inexpérimentés qui poursuivent leur recherche. Tintin, se lance dans une opération de sauvetage improbable et surhumaine pour son ami Tchang. Haddock que tout rebute dans cette entreprise, négocie discrètement alors même qu’il sait ce que cela va lui coûter d’efforts dans un environnement qui n’est pas le sien. « Capitaine, vous êtes le plus chic type de la terre ». Haddock est enfin reconnu pour ce qu’il est. Gêné par ce compliment (on n’a pas dû lui en faire souvent), il interrompt Tintin et exprime ses craintes. Qu’importe, après cette marque d’affection, il se sent prêt à affronter les épreuves : « enfin, nous verrons bien ». Finalement l’amitié l’emportera sur la raison incarnée par le Capitaine et sur les éléments hostiles.

Alors, pourquoi passer du temps à parler d’un personnage d’un genre littéraire pour enfants ? D’abord, parce que Tintin fait partie de ces bandes dessinées qui ont marqué l’histoire du genre. Par son succès, elle a encouragé des auteurs à l’imiter ou à s’en démarquer radicalement. Ensuite, parce qu’il a été de bon ton, à une époque, de critiquer Tintin pour son aspect moral et quantité de défauts qu’on a cru découvrir en lui : raciste, fasciste, capitaliste, misogyne, gérontophile, zoophile. J’en passe. On ne prête qu’aux riches… J’ai pu lire ce reproche qu’on ne le voyait jamais manger et encore moins déféquer. J’avoue que cela ne me manque pas trop. Je n’en vois pas l’intérêt. Tout ce qui est exagéré devient insignifiant. Reste qu’un journal comme Libération n’y aurait pas consacré toute son édition le lendemain de la mort d’Hergé s’il avait été un tant soit peu ce qu’on se plaisait à lui reprocher. A la fin des années 70, il existait un magazine de musique qui s’appelait « Rock en Stock ». Vraiment, on se paie une bonne conscience pour pas cher en dénonçant un travers dans une œuvre de fiction.

Néanmoins, le public plébiscite la série. On peut bien dire que le public est bête, il se trompe rarement aussi longtemps. Mieux, le succès de la série grandit, conquiert de nouveaux marchés (pour reprendre une expression économique), séduit les plus jeunes qui découvrent la collection de leurs pères ou de leurs grands-pères. Surtout, elle fait l’objet d’études de plus en plus nombreuses et de plus en plus sérieuses. Encore faut-il souligner que les ayant-droits surveillent de très près ces publications et limitent leur collaboration. C’est pour cela que je ne montre aucune image. Ainsi, la Fondation Hergé, redevenue en janvier Studios Hergé, a-t-elle empêché, dans l’ouvrage d’Albert Algoud consacré aux Dupondt, la publication du moindre dessin des deux personnages. Pourtant, l’auteur avait déjà réalisé un « Haddock illustré » suivi d’un « Tournesol ». Et ces livres sont édités par l’éditeur d’Hergé, à savoir Casterman [ à propos j’ai appris qu’il faut prononcer casterman- et non castermann ]. Rappelons que les mêmes avaient empêché la publication de la dernière aventure de Tintin, l’Alphart, laissant les nombreux amateurs frustrés à jamais. Au lieu de cela, ils ont préféré la publication des crayonnés inachevés plutôt que l’album terminé par les proches collaborateurs d’Hergé, dont le talentueux Bob de Moor qui dessinait déjà la plus grande partie des derniers albums.

Tintin a donc marqué le siècle dernier et surtout l’après-guerre. Il occupe une place majeure dans l’imaginaire de tous ceux qui ont eu la chance de le lire. Avec Tchang, dans un premier temps et surtout avec Haddock, la série s’affranchit des enfantillages tels que les déguisement inopinés et la force herculéenne de ce grand adolescent frêle. Il n’est plus ce héros tout puissant. Haddock l’accompagne dans la plus grande partie de la série. Il apporte le côté humain qui faisait défaut au début. Il est sensible, généreux. Dommage que ces colères et son éthylisme finissent par cacher son aspect le plus attachant au point qu’il fasse oublier tout le reste. Alors, oui, j’approuve la réaction de la caissière de la librairie de Beaubourg et avec elle, je crie : Rendez sa dignité au capitaine Haddock !

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Avec un peu de retard (je faisais une recherche sur la misogynie supposée d'Hergé) bravo pour ce texte qui fait bien plaisir à lire, et me révèle que moi aussi je suis un grand fan du capitaine Haddock, et que malgré les apparences qui nous font souvent les détester, les tintins, en fait, cachent vraiment aussi une grande humanité.
Répondre
A
Félicitations. Et puis, aprés le déluge politico-médiatique des derniers mois, ça fait du bien de rendre hommage à un qui n'est pas "people", qui n'a pas de coach pour lui dicter sa conduite, ni de souci du politiquement correct. Bien qu'on puisse parfois émettre des réserves sur les appréciations sociales et politiques de son créateur...<br /> Amitiés.
Répondre
la lanterne de diogène
Publicité
la lanterne de diogène
Derniers commentaires
Archives
Visiteurs
Depuis la création 219 722
Newsletter
Publicité