Sur fond de grève à Radio France
Cet article n’est pas celui habituellement proposé dans le cadre de notre critique des médias et particulièrement d’Inter. Seulement, il paraît difficile de s’exprimer sur les programmes maintenant installés depuis fin août alors que l’antenne diffuse de la musique ininterrompue depuis le 25 novembre. Cela fait donc un mois que l’auditeur est à la diète. Dans un sens, pour une fois qu’il y a de la musique… Elle n’est plus autant absente que par le passé et un certain équilibre semble avoir été trouvé.
La grève, donc, est la réponse des professionnels au plan de licenciements engagé par la présidence dans une logique tout à fait comptable qui caractérise bien la politique actuelle. On ne s’occupe ni de la production, ni du produit, ni des clients. C’est pour cela qu’on peut nommer PDG quelqu’un qui ne connaît rien à son entreprise, comme Mme Veil qui n’a jamais travaillé dans les médias. On constate froidement que produire coûte cher, surtout en ressources humaines, et que moins l’on produit, moins l’on dépense. Évidemment, mais produire rapporte aussi. C’est même ce qui est à la base de la création d’entreprise et, si l’on remonte plus loin dans le temps, du travail, tout simplement. Aujourd’hui, on est rivé sur la colonne des dépenses et rien d’autre ne compte. Il se trouve qu’au moment de publier ces lignes, « Le Téléphone sonne » d’Inter est consacré à la lutte contre le harcèlement dans l’entreprise, à propos du jugement rendu dans l’affaire des suicides chez France-Télécom. Un des invités, M. Jean-Claude Delgènes, expert en organisation du travail, a rappelé que cette logique obéit aux théories fumeuses de l’École de Chicago, plusieurs fois fustigées ici, pour qui "l’entreprise est un pur actif financier qui doit produire le maximum de rentabilité à court terme. Les employés doivent adopter une stratégie quasiment sacrificielle pour tenir leur emploi. Les vicissitudes liées aux travail ne sont pas capitalisées mais prises en charge par la collectivité". Le « court-termisme » exige un maximum de profits tout de suite et des « résultats » immédiats, aux dépens de la recherche, de l’investissement et, bien sûr, du personnel. Il faut que ça rapporte et qu’importe ce qu’on fait. Ce n’est qu’un paramètre à valeur de détail. Le même, souligne "la perte du sens du travail" et en appelle "à retrouver une forme de temps long". Il est bien évident que la logique comptable ne s’embarrasse pas de la Recherche & Développement mais profite des investissements réalisés par les autres qui n’obéissent pas ou pas encore au diktat du profit immédiat. L’autre invitée, Mme Sylvaine Perragin, psychologue et consultante en ressources humaines, affine l’analyse, d’autant que le premier auditeur qui a téléphoné n’a pas mâché ses mots sur les pressions exercées sur le personnel avec les menaces permanentes de licenciements. " Le maître mot est la pression. Il y a un sentiment d’écrasement du système de l’entreprise. On est passé d’une entreprise où on avait une culture du métier et où l’objectif était de travailler, à une entreprise où l’objectif, ce sont des résultats. Ça change tout, parce que la priorité n’est absolument plus du tout la même. L’objectif du « résultat » met l’être humain en dessous de cet objectif. Il est complètement écrasé par cet objectif et tout est à l’aune de cet objectif. Ça crée une pression extrêmement importante (…) On veut toujours plus mais avec toujours moins de moyens puisque la masse salariale est toujours le premier poste à être réduit. Donc le « toujours plus avec toujours moins », n’est plus vivable ". Il est bien évident que ces propos résonnent curieusement dans un contexte de grève de l’antenne où ils ont été tenus ; grève pour protester, justement, contre le « toujours plus avec toujours moins »
https://www.franceinter.fr/emissions/le-telephone-sonne/le-telephone-sonne-20-decembre-2019
Bien sûr, la finalité, c’est de diminuer le budget de l’audiovisuel de l’État dans une logique de baisse des dépenses publiques et de suppression des services publics. Quelqu’un comme le Président de la République ou son Premier Ministre n’arrive tout simplement pas comprendre comment on peut demander à la collectivité de payer pour des services dont tous ne bénéficient pas ou très occasionnellement. Il considère que si l’on a besoin de quelque chose, on paie et c’est tout. D’ailleurs, il est persuadé que sa politique va permettre à tous de pouvoir payer le maximum de choses pour satisfaire ses besoins. Du boulot, y en a, il suffit de traverser la rue. Les entreprises voient leurs contributions à l’effort collectif diminuer et retrouve de la marge. Les riches en profitent d’abord et puis ça ruisselle et bénéficie à tout le monde. Par conséquent, il n’y a aucune raison pour que ça ne marche pas. Nec plus ultra, la suppression progressive des services publics permet de diminuer la charge de l’impôt et donc, ça donne des perspectives au entreprises et du pouvoir d’achat aux ménages. La redevance sur l’audiovisuel public va baisser. Tout va donc aller mieux dans le meilleur des mondes possible. Longue formule voltairienne résumée en quatre lettres par Thatcher : TINA (il n’y a pas d’alternative) : il faut être efficace. 4 lettres suffisent et il n’y a pas à discuter !
Nous avons attiré l’attention, ces derniers mois, sur la baisse du média radio. Nous avons indiqué qu’il est perçu par les plus jeunes, nés avec un smartphone, comme un média incomplet puisqu’il ne propose pas d’image ou, du moins, pas d’image qui apporte un plus. Cependant, « l’ancien monde » fait de la résistance et nombreux sont encore les adultes qui écoutent la radio et même une radio généraliste comme Inter. Nous répétons que nous émettons les plus grands doutes quant aux mesures d’audience quand on sait que la plupart des gens, y compris les parents des ados actuels, ne connaissent même pas les noms des radios généralistes, qui se comptent sur les doigts d’une seule main. Et pourtant, elles existent et leur influence est sans commune mesure avec leur audience réelle. On se bat pour être invité dans une matinale en semaine ou dans l’émission politique hebdomadaire. Et si l’on ne se bat pas au sens propre, il n’y a pas pénurie d’invités et chacun est ravi de pouvoir exposer son point de vue. La radio, même généraliste, aurait peut-être un avenir s’il y avait de la création, de l’inventivité, quelque chose qui distingue la radio des autres applications. Or, elles proposent toutes le même format d’émission sempiternellement décliné tout au long de la journée : « Mon invité, aujourd'hui, est ... ». D’autant que « mon invité » passe d’une radio à l’autre et même d’une émission à l’autre. Pas étonnant que les jeunes se détournent de ce média sans image où l’on ne fait que parler, sans répondre à la curiosité des jeunes, sans ouvrir l’horizon et en cultivant un entre-soi parisien.
En plein dans la grève, la PDG de Radio France accorde une entrevue au Journal du Dimanche 15 décembre. Elle réitère qu’elle ne renoncera pas au plan pour lequel elle a été nommée alors qu’elle est étrangère au milieu de l’audiovisuel. "Ce chiffre, c'est le plus bas possible si nous voulons pouvoir recruter les nouveaux profils dont nous avons besoin pour l'avenir". Toujours la même rhétorique depuis 1986 : c’est en licenciant plus facilement qu’on pourra embaucher. 299 emplois doivent être supprimés pour permettre 76 recrutements. Est-ce à dire que les 76 heureux embauchés se partageront la masse salariale octroyée au 299 licenciés ? Tout ceci ne tient pas debout, même en considérant que les emplois de demain ne seront pas les mêmes que ceux qui ont participé aux heures de gloire de la radio.
Ce qui est intéressant, à part, bien entendu, les conséquences humaines de ce plan de licenciements, c’est cette phrase prononcée par Mme Sibyle Veil :
"L'immobilisme (...) n'est pas à l'ordre du jour et retirer ce plan serait irresponsable". Comme si le progrès passait obligatoirement par la réduction d’effectifs. Comme si, pour paraître crédible, il fallait commencer par mettre des professionnels au chômage. Comme s’il était évident que moins une entreprise a d’employés, mieux elle se porte. On retrouve la logique de l’École de Chicago
Il y a sans doute une restructuration à opérer à Radio France, un redéploiement des effectifs mais, le fait est que, dans la situation actuelle, c’est une groupe de média qui se porte bien. Malgré les critiques que nous adressons ici, force est de constater qu’il y un public pour écouter les différentes chaînes de Radio France alors même que le média radiophonique est en perte de vitesse et que la concurrence est rude. Nous ne pouvons que constater que, une fois de plus, sous le mandat du Président Macron, on s’attaque à une entreprise publique ou un service public qui fonctionne plutôt bien (tout est perfectible) pour le remplacer soit par une entreprise privée et marchande, soit par un service privé de ses moyens d’assurer ses missions essentielles et, par conséquent, pour pouvoir dire : vous voyez bien que ça marche pas quand l’État fait autre chose que remplir ses fonctions régaliennes. Notons au passage que cette expression est apparue depuis un quart de siècle et qu’elle sert à convaincre que l’État doit rester dans un rôle onéreux de défense nationale. La peur de voir sa maison détruite ou son entreprise confisquée par un ennemi convainc de mettre la main au portefeuille et de payer un minimum d’impôts.
Jeudi 19 décembre, contrairement aux jours précédents, il n’y a pas eu la moindre émission, le moindre bulletin d’information. « En raison d’un appel à la grève émanant des organisations syndicales représentatives de Radio France, nous ne sommes pas en mesure de diffuser l’intégralité de nos programmes habituels. Nous vous prions de nous en excuser ». Autrement dit, 6 syndicats s’étaient entendus pour marquer le coup. Les autres jours, le communiqué varie. Souvent, il est question « «d’une organisation syndicale représentative ». Le message est clair : un seul syndicat suffit à faire chier le monde. Autre variante, on nous explique que c’est pour protester contre la réforme des retraites. On appelle ça la convergence des luttes. Le lendemain, en revanche, programmes habituels. On apprend en lisant https://www.la-croix.com/Economie/Medias/En-25e-jour-greve-lode-auditeurs-Radio-France-2019-12-19-1201067567
que les grévistes en ont profité pour débattre de l’avenir de la radio et interroger les auditeurs pour savoir pourquoi ils écoutent les chaînes de Radio France. Les réponses sélectionnées montrent que les auditeurs se font une haute idée d’eux-mêmes. C’est parce qu’ils sont intelligents qu’ils écoutent France Culture ou France Inter. Bien sûr, ils ne le disent pas comme ça mais on comprend : « Parce que vous vous adressez à nos cerveaux, et pas à nos peurs », « Chaque jour, je sens que ses ondes positives agitent le meilleur en moi : l’intelligence, le cœur, l’ouverture d’esprit, la connaissance, la soif d’apprendre et de découvrir », « Parce que vous contribuez à l’émancipation, à l’éducation des citoyens, vous ouvrez nos oreilles au monde ».Un peu comme ce petit manufacturier de vélos qui se rappelle qu’il montait les rayons lui-même alors que, maintenant, il ne peut qu’acheter la roue toute faite. Est-ce que ce débat avec les auditeurs n’aurait pas pu avoir lieu sur l’antenne ? Après tout, la grève consiste à priver le public des « ses programmes habituels » mais pas à le priver de radio. Sur une autre station, autrefois condamnée par le CSA parce qu’un animateur avait tenu des propos inadmissibles (« Bon, y a un flic qui est mort : ça c’est plutôt une bonne nouvelle »), la production avait contourné la condamnation à fermer l’antenne 24 heures en proposant aux auditeurs d’appeler pour commenter la décision. Si ça avait été une radio associative ou militante, elle aurait été carrément interdite et l’on aurait saisi le matériel. Pour une « radio pognon » (pour reprendre l’expression de Michel Jobert) on a transigé et même passé l’éponge sur la non exécution de la peine prononcée. Pour en revenir à Radio France, le dialogue avec les auditeurs aurait été fructueux ; surtout avec des auditeurs aussi intelligents. On peut penser également que la direction et même des syndicats s’y seraient opposés. Il y a, dans les services publics, des archaïsmes et des lourdeurs qui détournent ceux qui devraient les soutenir. Le manque de souplesse et de réactivité condamne les services publics.
Sur le traitement de la grève, on constate un certain équilibre entre la position du Gouvernement (sur les retraites) et celles des grévistes mais sur le conflit à Radio France, l’heure est à la discrétion. Comme il faut bien s’informer, la solution de facilité consiste à écouter une autre radio généraliste. Europe 1 n’invite que des commentateurs qui sont pour la « réforme » du régime des retraites et s’en prennent à ces privilégiés qui bénéficient des « régimes spéciaux ». Ils approuvent les « syndicats réformistes », nom qu’il convient de donner, aujourd’hui, à ceux qui, d’habitude, acceptent les régressions appelées désormais « réformes » par les gouvernements et par les médias ; et de les citer. On parlait autrefois de « syndicats modérés » pour dire qu’ils n’appelaient pas à renverser la table. On dit aussi : « la CGT, FO et les autres » qui sont les autres ? On ne cite jamais SUD (Solidaires), la FSU et encore moins la CNT, qui n’apparaît jamais sauf, parfois, pour s’en moquer. Un commentateur a même cru bon de préciser que le « réformisme » de la CFDT coûtait cher et de rappeler qu’on lui doit les 35 heures qui ont désorganisé les hôpitaux. Comme si c’était la même CFDT. Visiblement pour certains, dès qu’on s’éloigne de la stricte austérité, du travail forcé, dès qu’on cesse de presser le citron, on tombe dans le « mélenchonisme » voire le « chavisme » qui ne sont que des formes de barbarie. Ça ne s’invente pas. Les journalistes se montrent tout étonnés quand un sondagier indique qu’il y a toujours une majorité de Français qui soutiennent la grève alors que tous leurs reportages montrent des Français en colère contre les grévistes.
On frémit en pensant au traitement des grèves sur RTL où, voici quelques années, l’imitateur de talent, Laurent Gerra, qui intervient en fin de matinale, avait détourné une chanson pour proposer les paroles suivantes : « Avec cette grève, la CGT nous emmerde » ponctuées des rires dans le studio. Les radios périphériques sont la voix de la France qui râle contre le Gouvernement, forcément puisqu’il agit et déplaît nécessairement, mais surtout contre les syndicats, les grévistes qui bloquent tout le monde. En général, elles disent qu’ils « prennent en otage » les Français.
Puisque c’est rappé pour la critique des programmes, passons à la critique de « la playlist », en bon français dans le texte. C’est quelque chose ! Elle rappelle la musique qu’on entend en France dans les boites de nuit : des morceaux parfaitement inconnus, en anglais mais avec une batterie qui donne l’impression qu’un train passe sur un aiguillage. Sans doute pour des raisons de droit d’auteur. De temps en temps, on passe un morceau connu, ancien si possible ; sans doute toujours parce que ça coûte moins cher en droits à reverser. Alors, on a droit, le plus souvent à : Dominique A, Polnareff (la mouche), France-Gall (Ella), Bronski Beat, Tiken Jah Fakoli, Bouga (Belzunce Breakdown) et les inévitables chanteurs maison, ceux qu’on n’entend nulle part ailleurs comme Philippe Katherine, et même « Déshabillez-moi » de Juliette Gréco, une chanson vieille de plus d’un demi-siècle et oubliée ; presque aussi vieille que « Le Masque & la Plume ».
Le surréalisme ne se limite pas qu’à la liste des chanteurs et de leurs chansons. La grève semble fonctionner selon le principe de la roulette russe. Un coup ça marche, un coup ça marche pas. On a une émission mais pas l’autre. Le lendemain, c’est le contraire. Ou bien, on a une émission mais pas toutes les rubriques. L’animateur tout enfariné annonce que son émission reprendra un peu plus tard. Alors, on prend une chanson en cours et on coupe la suivante parfois quelques secondes après le début. Où l’on comprend que le pilote est chronométré à la seconde près. Voilà qui, bien sûr, ne facilite pas la création. En temps ordinaire, avec le flot de parlotte, on arrive encore à passer d’une chronique à une autre mais en temps de grève, ça s’arrête strictement à l’heure dite pour ne reprendre que 2 minutes plus tard ou 8 mn. Même les aiguillages ferroviaires ne sont pas aussi précis et heureusement, car on imagine les accidents si d’aventure un train passe avec 40 secondes d’avance… Et chaque demi-heure, on a droit au communiqué qui explique les raisons de la musique ininterrompue et qui interrompt la chanson en cours. Ne pourrait-on pas programmer le lancement du communiqué à la fin de la chanson ? Informatiquement, ça doit être possible, non ?
À noter aussi, en marge du sujet sur la grève à Radio France, ce propos tenu le mardi 17 décembre 2019 par Mme Sonia Devillers qui a pu faire son émission : « Les mots n’ont pas le même sens en fonction de qui les emploie ».
Le problème, c’est qu’elle a parfaitement raison. Normalement, le sens d’un mot est donné par le dictionnaire mais l’émotion l’a tellement emporté sur toute forme de raison que les mots varient selon celui qui les prononce, selon le contexte, l’effet recherché, l’auditoire. D’où cette impression de « deux poids deux mesures » dans les récentes affaires où des personnalités ont été condamnées par le tribunal médiatique et/ou par les réseaux sociaux. Normalement, ça devrait faire froid dans le dos car ça signifie que nul n’est à l’abri de rien, quoi qu’on fasse ou ne fasse pas. Pourtant, c’est tout le contraire et le discours dominant approuve le lynchage, pour le moment, médiatique.