Gainsbourg malgré lui (réponse à Jérémy)
Précédemment, j’avais renoncé à compléter ce que tu disais sur Léo Ferré et Georges Brassens. Idem, je préfère ne rien dire sur Renaud. Certes Gainsbourg a pompé dans la musique classique mais ça veut dire qu’il possédait une vaste culture classique et il n’est pas le seul à l’avoir fait. Van Gogh revendiquait le droit d’interpréter les œuvres de ses modèles et, parmi eux, son préféré, Millet. Michel Legrand l’a fait largement et le technicien de France-Inter, Gille Davidas avait remarqué une forte ressemblance entre un titre du dernier album de Phil Collins et un morceau classique au clavecin. Ça passe bien car bien peu s’en aperçoivent. Quand on pense à la longueur de la plupart des pièces classiques, on comprend qu’il est facile, pour un musicien de talent, d’en extraire quelques phrases musicales et de les adapter au goût du jour. Bien sûr, il ne faut pas prendre les plus connues. Dans la symphonie n°9 de Dvorark, Gainsbourg n’a pas repris le thème archiconnu mais un autre que seuls les mélomanes peuvent reconnaître. Sinon, les musiciens de jazz sont réputés pour improviser à partir d’un thème. Il y a même des techniques pour ça mais je suppose que les premiers jazzmen ne les connaissaient pas mais se débrouillaient très bien. Peu importe, après tout, si le résultat est heureux. Puisque nous avons les mêmes références, tu te souviens, peut-être, qu’à la radio-scolaire, nous avions appris autrefois « La troïka ». Des années plus tard, j’ai constaté qu’il s’agissait d’un extrait de « Lieutenant Kijé » de Prokofiev. Idem, cette autre chanson (assez nulle) des Compagnons de la Chanson intitulée « Le cœur en bandoulière » qui est un extrait d’une pièce classique. Que dire, enfin, d’une des chansons préférées de Mitterrand, également des Compagnons de la Chanson, « L’enfant aux cymbales » ? Venicíus de Moraes au Brésil, Jean Broussolle en France l’ont composée à partir d’une fameuse pièce de Bach.
Je me suis rendu compte, assez récemment, que Gainsbourg était un spécialiste des rimes. En fait, il partait d’une rime, souvent improbable, et s’amusait à trouver tous les mots qui correspondaient et trouver une petite histoire. Ensuite, on pouvait reprendre, introduire une plage instrumentale et le tour était joué. Gainsbourg n’a jamais accepté de n’avoir pas fait une carrière de peintre et de s’être enrichi facilement avec des chansonnettes qui lui prenaient peu de temps. D’où son altercation avec Guy Béart : il n’y a pas de haute école pour apprendre à faire des chansons alors qu’il y a des conservatoires pour la musique, des écoles de beaux-arts pour les arts plastiques. Le fait est, quand on entend la plupart des chansons, qu’elles ne demandent pas un grand travail. Je ne résiste pas à l’envie de citer « Flash pour le jour/Flash pour la nuit ». J’avais entendu ça en me rendant au boulot, autrefois, et je m’étais demandé si ça valait le coup d’y aller quand d’autres gagnaient leur vie à débiter ça. En plus, on m’avait répondu que celle qui chantait n’avait pas besoin de gagner sa vie. Bien sûr, je ne savais pas de qui il s’agissait. Un préféré d’Inter qui n’hésite pas à la matraquer (pourtant pas beaucoup d’occasion tant la parlotte l’emporte) : « Ah, c’que t’es belle au bord de la mer » répété des dizaines de fois sur une mélodie plate parce que le chanteur est incapable de descendre et de monter. J’avais écrit à Philippe Meyer pour lui suggérer d’en faire sa « chanson hon » lors d’une prochaine émission. Bien au contraire, il avait fait la promotion de ce chanteur comme s’il était le nouveau Brel. Comme quoi… Avec des chansons du même tonneau, il a quand même pu sortir 4 ou 5 albums (quand Colette Magny, peu avant son premier album à lui n’a pas pu récolter les fonds pour sortir son dernier à elle) et trouvé 4 producteurs…
Je me souviens avoir lu une entrevue que Gainsbourg avait donnée à Télérama au début des années 1980. Il trouvait anormal de gagner des millions avec une chanson qui lui avait pris une heure de travail. Il avouait qu’il en sortait une, de temps en temps, pour gagner sa vie et faire autre chose. À l’époque, il devait faire allusion à « L’ami Caouette », justement exemple de départ de rimes, chanson sans aucun intérêt (ni musical, ni pour le sens) qui a eu un succès fou. Face à Michel Berger, il se vantait d’avoir trouvé des rimes en « -ex ». Pour ça, il n’a pas hésité à imposer des césures au milieu des mots : ex-plication, surex-poser. Ensuite, on recommence ad libitum. Si l’on fait attention, presque toutes partent de la rime comme « Ballade de Mélody Nelson », « Harley-Davidson ». La même rime peut servir plusieurs fois. Dans son émission consacrée à Boris Vian (citée précédemment), Jacques Martin avait rappelé qu’il considérait Serge Gainsbourg, présent sur le plateau, comme son successeur. Pour moi, Gainsbourg était un mélancolique dont la dépression s’exprimait par la recherche de la décadence (selon ses termes) et ce que j’appellerai l’hédonisme, pour rester correct. Il ne s’est jamais remis de cette impossibilité de devenir peintre. Génie, oui, car il a su rebondir brillamment et exceller dans « cet art mineur qu’est la chanson » et d’autres domaines où il a fait mieux que se défendre. Sans doute pas le cinéma puisque le critique de Libération s’était fendu du titre : « Le film le plus suant de l’année ». On lui pardonnait tout et ce n’est pas forcément ce qu’on faisait de mieux. Finalement, lui-même ne recherchait pas tout ce qu’on lui a attribué et qui, là encore, fait partie des stéréotypes autour du personnage qu’il serait vain de vouloir corriger. Répondant au micro de Katia David (quand Jean Garetto était directeur de France-Inter), il avouait détester le 16e arrondissement réputé pour abriter tout ce que la haute bourgeoisie compte et où se trouvent les résidences des souverains étrangers lorsqu’ils viennent s’encanailler à Paris : « Y a pas une poissonnerie, pas un bistrot, pas une boulangerie ». En fait, il était plus simple qu’il ne paraissait mais avait fini par être enrôlé dans son personnage.