Victoires pour rien !
Extraordinaire pays ! La cérémonie censée honorer la chanson française, Les Victoires de la musique, vient de récompenser la seule chanteuse en lice qui ne chante pas en français. Son tube du moment est en anglais…
Aucun autre pays ne fait ça. Ailleurs, quand on organise une festivité de dimension nationale (et pas internationale donc), on promeut les artistes locaux. Imagine-t-on, dans le même ordre d’idée, une fest-noz, proposant du cor des Alpes ou des polyphonies corses ?
Il y a une trentaine d’années, des amis espagnols me disaient leur déception après s’être rendus au Centre culturel français de leur région pour assister à un spectacle de chanson française. Cette année-là, on avait programmé des groupes de raï. Bien sûr, les amis étaient impatients de découvrir le nouveau Brel ou Brassens ou Piaf ou même Hardy et ils avaient devant eux des jeunes qui chantaient en arabe. Bien sûr, ils n’étaient pas contre et trouvaient que le groupe n’était pas mal mais ce n’est pas ce qu’ils recherchaient sous le vocable de « chanson française ». Il n’y a qu’en France que la politique culturelle promeut des expressions étrangères. Ailleurs, on est bien conscient que, sans un coup de pouce, les artistes locaux ont peu de chance de se faire connaître face à la surpuissance et à la domination du monde anglo-américain. On ne s’étonnera pas que les représentations françaises à l’étranger ne soient plus aussi fréquentées quand les autorités découragent les meilleures volontés francophiles. On ne s’étonnera pas non plus que les jeunes qui ont la possibilité d’étudier se détournent de la France, surtout quand elle multiplie les obstacles pour les jeunes francophiles, impatients de découvrir ce pays qui les fait rêver avant de s’en retourner essayer d’adapter le modèle français chez eux. Restons dans le domaine économique pour y trouver une des explications aux difficultés qu’ont les Français à exporter. Il est bien évident que si, à l’étranger, il n’y a pas d’interlocuteur francophone ou francophile, la partie est perdue d’avance face à l’agressivité des commerciaux anglophones.
La France vient encore de tirer contre son camp en favorisant l’élection, à la tête de l’OIF (la Francophonie), de l’ancienne ministre rwandaise, connue pour son hostilité à la France et dont le Président vient d’adhérer au Commonwealth et de décréter l’anglais comme langue officielle de son pays. Tout est lié. L’erreur des économistes français formatés est de penser que la culture, la langue, sont des accessoires secondaires et que seules les lois du commerce comptent. À part les besoins indispensables (et encore), l’achat est avant tout émotionnel et, dans l’émotion, la langue et la culture occupent la plus grande place.
Revenons à la chanson puisque Victoires il y a. Peu avant, je suis allé voir le film « Mélancolie ouvrière » de Gérard Mordillat, en sa présence. Des questions dans le public tournaient autour de la place des chansons dans ce film et, personnellement, j’y ai trouvé une ressemblance – qui a eu l’heur de lui plaire – avec le film « Riz amer ». Dans ce film de Giuseppe De Santis de 1949, les ouvrières des rizières italiennes chantent leur travail en train de s’effectuer ainsi que leurs revendications.
Tout chose comparable, on se souvient que, dans les années 1960 et 1970, il y avait en France et un partout dans le monde, des chanteurs qu’on disait « engagés », qui chantaient des chansons dites « à texte » dans lesquels on dénonçait une situation d’injustice et où l’on proposait, parfois, une voie à suivre pour y remédier. Pascale Clark préférait le terme anglais de « protest songs ». Ces chansons prônaient, au moins, l’indignation pour reprendre l’expression devenue célèbre de Stéphane Hessel. Or, depuis plus de trente ans, ce créneau est vide. Les chanteurs engagés de ces années-là sont soit morts soit âgés. Surtout, ils ne sont plus invités sur les plateaux de télévision. Avec deux ou trois chaînes, il y avait quand même deux ou trois émissions de variétés par semaine et une tous les jours à midi et demi. Il n’était pas rare que ces chanteurs s’y produisent. Leur public fustigeait volontiers les variétoches d’un système qu’ils abhorraient mais force est de constater que les producteurs de l’époque invitaient également (pas aussi souvent qu’on l’aurait voulu bien sûr), ces chanteurs pas commerciaux du tout mais qui drainaient un public fidèle. De nos jours, il n’y a rien. « Il n’y plus rien ! Il n’y a plus, plus rien ! » comme chantait le grand Léo.
Pire, on qualifie de « chanteurs engagés » quelques chanteurs sans voix, qui s’égosillent parfois, qui évoluent dans la mièvrerie mais qu’on retrouve, de temps en temps dans les fêtes d’associations régionales ou en soutien à une cause quelconque, souvent parce qu’ils sont les fils d’un couple de militants locaux. Rien de bien méchant : que des portes ouvertes enfoncées mais surtout rien qui ne fasse réfléchir et encore moins menacer le système. On n’est même plus au niveau du sketch des Inconnus des années 1990 où ils se moquaient d’un chanteur prétendument engagé, qui osait dénoncer, prendre le risque de dire quelque chose de très fort : « Ce qui me révolte le plus, c’est l’injustice dans le monde ! ».
https://www.youtube.com/watch?v=0HXLPY6hwSc
Dans les manifestations d’aujourd’hui, on ne chante plus pour accompagner les luttes. On serait bien en peine, d’ailleurs, de trouver une chanson. La sono passe les vieux succès d’autrefois comme les « Foulards rouges » de Michel Fugain (ki cé çuilà?) avec, quand même « On lâche rien » d’HK. Pas de quoi faire trembler le système.
https://www.youtube.com/watch?v=stpu0ilP0hg
Alors, dans ces Victoires où l’on attend, comme les amis espagnols, la Piaf ou le Brel d’aujourd’hui, on récompense une chanteuse (dont le talent n’est pas en cause) qui s’exprime en anglais et on lui déroule le tapis rouge. Quant aux autres, il y a peu de chance qu’un ou plusieurs réalisateurs leur consacrent un film, un jour, ni même un livre ou simplement un recueil de leurs textes.
L’an dernier, c’était un autre pastis mais c’était déjà une chanteuse qui chante en anglais quand on entend ce qu’elle dit.
Victoires, pleurnicheries, pensée unique.
On relira : Serge Utgé-Royo la voix de la conscience
extraits de la chanson de Léo Ferré « À une chanteuse morte » :
« T’avais un nom d’oiseau et tu chantais comme cent
Comme cent dix mille oiseaux qu’auraient la gorge en sang (…)
Les auteurs de la merde, il faut que ça mange aussi
Toi, tu t’es débrouillée pour passer au travers (…)
On t’a pas remplacée, bien qu’on ait mis l’ paquet
Le pognon et ton ombre, ils peuvent pas s’expliquer (…) »
https://www.youtube.com/watch?v=0HVwIgEPYXQ
photo :