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la lanterne de diogène
18 octobre 2019

Syrie : la gêne des grandes puissances

Il y a quelques années, nous avions titré sur le retour de la question d’Orient quand les choses ont commencé de s’envenimer en Syrie dans la foulée des révoltes dites du « printemps arabe ». Quand l’Occident voulait y voir un réveil de la jeunesse aspirant à plus de droits et aux technologies modernes, les dictateurs locaux ont opposé leurs méthodes tribales ancestrales. Dans ce contexte, la Russie revient en force, d’abord parce que, d’une façon ou d’une autre, elle n’a jamais quitté le terrain. Les commentateurs habituels rappellent à l’envi la base soviétique de Tartous qui n’est qu’un arbuste qui cache la forêt des intérêts russes au Levant. On ne peut comprendre l’Orient si l’on ne met pas en avant la religion ; religion s’entend dans un sens pluriel, bien entendu, puisque cette partie du monde est le creuset de tant de religions, pour son malheur. Sans doute, la dureté de la vie dans ces paysages grandioses mais désertiques a été propice à l’émergence de doutes, d’interrogations qui ont débouché sur l’idée de dieu puis sur la religion. N’oublions jamais non plus que l’Histoire commence là avec l’invention de l’écriture. Ça paraîtra grandiloquent d’en appeler à l’Histoire, à l’écriture, au langage codifié, donc, et même à Dieu mais tout cela fait partie du quotidien de l’Oriental et tout le lui rappelle. Notre civilisation a fait abstraction de tout cela et ne peut plus seulement imaginer que cela est possible ailleurs. Quoi qu’il en soit, la Russie qui se situe également en Orient, se soucie des lieux qui ont vu les premiers acteurs de sa propre religion et des descendants directs de ceux qui les ont connus. De plus, comme la Russie n’a pas participé aux croisades, elle n’est pas perturbée dans ses actions par une opinion publique qui lui opposerait ce qu’elle connaît des croisades, à savoir la perversion de cette initiative.

 

kurdes

Il faut ajouter que la Russie a toujours entretenu un esprit impérialiste qui s’est décliné sous des formes différentes et originales au long de son histoire et qui a culminé au 19e siècle quand le Tsar régnait sur trois continents. On aime rappeler que celui que nous appelons ici Charles quint avait un empire où le soleil ne se couchait jamais mais il n’avait pas la continuité territoriale du Tsar de toutes les Russies jusqu’en 1867. En Orient, le temps est sans valeur ou n’appartient qu’à Dieu, ce qui revient à peu près au même. Par conséquent, des événements d’il y a plusieurs siècles sont parfois connus comme s’ils s’étaient déroulés la veille. En d’autres termes, la mémoire est importante et la Russie n’a toujours pas digéré la guerre de Crimée et sa défaite. La base de Tartous comme l’intervention actuelle en Syrie sont autant de revanches sur les humiliations passées. À l’heure de publier ces lignes, un « cessez-le-feu » permet aux Kurdes de se retirer du territoire convoité par Ankara qui préfère parler de « suspension » de son offensive contre les terroristes kurdes. Or, malgré les illusions d’une bonne partie de la classe politique française sur le rôle de la Russie, c’est l’émissaire de Trump qui a négocié cette trêve modeste. La Russie est écartée pour le moment.

Quant à l’Europe, elle semble sortie du jeu et peut-être de l’Histoire tout court depuis qu’elle est obnubilée par l’établissement d’une zone de « concurrence libre et non faussée » pour affaiblir les entreprises européennes et peser sur leurs salariés et « faire des économies » pour répondre aux critères de Maastricht. Elle n’a plus les moyen d’entretenir une diplomatie et encore moins une défense commune qui n’a d’ailleurs jamais vu le jour. Les États-Unis sont dirigés par un Président inculte et cupide, qui doit son succès à des programmes télévisés régressifs. De sorte que la Russie se trouve seule en capacité d’intervenir. Notons que, malgré l’écroulement de l’Urss et la faillite qui a suivi, malgré la corruption qui a affaibli les premières années post-soviétiques, malgré les sanctions imposées par les autres puissances, la Russie a toujours trouvé les moyens d’entretenir une armée puissante et d’intervenir pour protéger des populations avec lesquelles elle se sent des affinités, au premier rang desquelles se trouve la religion orthodoxe. Moscou comme « troisième Rome » n’est pas une vaine formule passéiste dans le monde chrétien d’Orient. C’est ainsi que la Russie est intervenue auprès des Serbes pendant les guerres de Yougoslavie de la fin du siècle dernier et auprès des minorités chrétiennes de Syrie. La France garde un vague souvenir, dans son inconscient collectif, de son mandat au Levant après la chute de l’empire Ottoman mais n’ a plus ni l’envie, ni les moyens d’y être efficace. La Syrie, c’est loin et personne ne veut mourir pour Damas ni même pour les Kurdes dont beaucoup ont appris l’existence ces derniers jours. Pour la plus grande partie de l’opinion publique, les termes de musulmans, arabes, turcs, iraniens, désert, pétrole, Sahara, c’est pareil, ça se réfère plus ou moins à la même chose et c’est loin. Personne ne voulait mourir pour Dantzig quand bien même, il ne s’agissait pas seulement de protéger la population d’un petit port. Personne ne veut mourir pour des Kurdes quand bien même ils ont aidé à combattre le terrorisme qui a frappé ici même. Les attentat sont déjà loin. On est passé à autre chose. Les gilets-jaunes ont attiré l’attention sur des priorités quelque peu délaissées. Le moment n’est pas de partir en guerre comme en 1991. La Russie apparaît donc comme la maîtresse du jeu mais n’est-ce pas une illusion ? Présente en Syrie depuis des lustres, elle entend y jouer pleinement son rôle de défenseure des chrétiens d’Orient et renforcer, indirectement, son alliance avec l’Iran. D’un autre côté, elle venait de marquer un point décisif en vendant du matériel militaire à la Turquie, membre éminent de l’OTAN qui entretient une des armées les plus puissantes du monde. Elle pourrait donc jouer un rôle de médiateur mais encore faut-il que les trois intéressés le veuillent.

 

europe - 1914

Certains observateurs avaient fait remarquer, voici quelques décennies, que la carte de l’Europe en cette fin de 20e siècle, ressemblait à celle du début du siècle et que, par conséquent les mêmes causes amèneraient les mêmes conséquences. En fait, on a l’impression que la géopolitique fait le chemin inverse puisque, pendant que l’Europe centrale tombe à nouveau dans le nationalisme, aux marches, la Russie renoue avec les succès militaires et étend son influence tandis que la Turquie reconstitue sous une autre forme l’empire Ottoman. On a dit que le Président turc ne voyait pas d’un mauvais œil la constitution d’un État Islamique dans la mesure où il posait les bases d’un continuum sunnite depuis le Bosphore jusqu’à l’Afrique du nord et bordé à l’est par le monde perse chiite. Nous avons rappelé que la religion est primordiale dans cette région et toute autre considération n’a que peu de poids comparée à la reconstitution d’un empire musulman strict sous commandement turc. On objectera que les Kurdes sont également sunnites tandis que le pouvoir de Damas est entre les mains d’une obédience chiite appuyée ouvertement par l’Iran. Pour les Turc, les Kurdes portent en eux le péché originel d’avoir fait connaître au monde la situation des minorités en Turquie et de s’y être opposé violemment. De plus, en s’alliant avec les Occidentaux pour combattre l’É-I, ils se montrent traîtres à leur religion, ce qui justifie qu’ils soient combattus avec la plus grande détermination.

 Pour l’heure, ce dont il est question ici, c’est de l’embarras, pour ne pas dire plus, des chancelleries européennes, tiraillées entre leur principal allié qui vient de les lâcher et d’affaiblir leurs alliés kurdes et puis la Turquie, puissance montante à la porte de l’Europe à qui, dans le passé, même abattue, on ne s’était pas opposé. À la chute de l’empire Ottoman, le Traité de Sèvres (1920) prévoyait, sur ses ruines, la création d’un État arménien, d’un État assyrien et d’un État kurde. Pour différentes raisons, aucun n’a vu le jour, sauf un ersatz sous la forme d’une RSS d’Arménie mais en Union Soviétique (et pas dans l’ancien empire ottoman), devenue indépendante depuis mais sans régler le problème de la population arménienne de Turquie. Le traité de Lausanne l’a abrogé (1923) et accordé à la Turquie tout ce qu’elle réclamait et, notamment, un pied en Europe (la Thrace orientale) et la Cilicie (région d’Alexandrette) peuplée d’Arabes et d’Arméniens. La Syrie n’a jamais accepté cette amputation de son territoire historique et vit très mal la construction de barrages sur l’Euphrate qui tarit le cours du fleuve en aval, autrement dit en Syrie. On comprend mieux que l’armée du dictateur syrien se mobilise pour contrer l’offensive turque et que les Kurdes s’y allient provisoirement. Pour l’État syrien, il s’agit de défendre l’intégrité de son territoire, tout comme sa (faible) riposte à la constitution d’un État Islamique au Levant. Les puissances mandataires qui avaient avalisé les nouvelles frontières turques, en abandonnant les Grecs, les Arméniens et les Arabes (sans parler des Kurdes) pour former un éventuel tampon face à l’Urss, se trouvent dans la même démarche d’abandon des peuples alliés sur place. Aujourd'hui, il ne reste plus que les Kurdes, et les Européens se retrouvent seuls après le retrait étatsunien. Certes, le Président Trump menace de sanctions économiques terribles mais gageons que sa méconnaissance totale des affaires étrangères ne lui inspirera pas le même zèle que contre l’Iran. Lorsque les entreprises locales se plaindront de la baisse de leurs affaires, il fera comme avec la Russie et rétablira les contacts commerciaux avec Ankara. En 1979, le nouveau pouvoir théocratique en place à Téhéran avait lancé ses troupes contre les Kurdes d’Iran. C’est dire si ce pays voit d’un mauvais œil un État kurde qui réclamerait, tôt ou tard, le rattachement des régions peuplées de Kurdes. L’Irak détruit avait laissé se constituer une région autonome kurde en redoutant l’indépendance qui se dessinait.

 

europe - 1923

Par conséquent, il n’y a aucune raison pour que la Turquie ne pousse pas son avantage et qu’il se constitue une sorte de Kosovo turc au nord de la Syrie. Pour le moment, nous n’avons pas prononcé les noms des membres de l’UE. C’est que, là encore les alliances divergent. Historiquement, l’empire Ottoman avait fait le choix de l’Allemagne et en a payé le prix mais, finalement, beaucoup moins que l’Autriche réduite comme peau de chagrin. Par la suite, Atatürk a choisi la phonétique allemande pour transcrire la langue turque en alphabet romain. Bien avant, les fonctionnaires turcs et autres effendis effectuaient des séjours à Vienne ou à Berlin et se vêtaient volontiers à l’occidentale. C’est dire que l’Allemagne n’est pas prête à prendre ses distance avec Ankara. La France a gardé moins de liens avec la Syrie et même avec le Liban. Quant à la Grande-Bretagne, depuis qu’elle n’est plus tributaire du pétrole du Moyen-Orient, elle se contente d’appuyer les États-Unis quand ils lui demandent et, justement, ils ne lui demandent pas d’aider les Kurdes et surtout pas contre un membre de l’OTAN. L’Allemagne abrite une forte communauté turque quand aucun des pays cités n’accueille une communauté kurde un tant soit peu comparable. À ce stade, on a envie de dire que le sort des Kurdes est scellé. Trotski aurait appelé ça les poubelles de l'histoire.

 

La Syrie et le retour de la question d'Orient

Questions sur la Libye et sur la Syrie

Les printemps arabes et le point sur la situation au Moyen-Orient

Syrie

 

Cartes :

http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/bac/1GM/etudes/europe_14_23.htm

http://objectifbrevet.free.fr/histoire/hist_1.htm

https://www.monde-diplomatique.fr/publications/l_atlas_du_monde_diplomatique/a53796

 

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