La culture pour survivre
La une du numéro de Marianne (n°1171 du 23 août 2019) pointe « Les ignares au pouvoir ». S’en suit une série d’articles qui mettent en évidence la baisse, qu’on ne peut plus dissimuler, du personnel politique (surtout) et du personnel médiatique. Les exemples fournis sont édifiants, tout en reconnaissant que chacun a le droit de faire des boulettes ou des lapsus. On peut ajouter que le terme « d’ignare » est péjoratif et désigne celui qui ne cherche pas plus loin que le strict nécessaire. Or, ce nécessaire se réduit avec les instruments d’aujourd’hui qui pallient les lacunes et fonctionnent avec de simples exécutants. Tout autre est l’ignorant car il est bien évident que personne ne peut tout savoir. Ça ne change rien au fond du problème que nous avons déjà évoqué à plusieurs reprise ici-même et notamment dans Les preuves d'inculture générale et dans L'inculture à l'épreuve des faits - réponse 1 à Gyges
On retrouvera d’autres occurrences avec le tag (mot-clé) « inculture ».
Plus récemment, nous avons montré comment depuis plusieurs années, le personnel enseignant vole au ras des pâquerettes, notamment parce que les formateurs, depuis longtemps, ont mis l’accent sur les expériences pédagogiques au détriment du contenu et, aussi et surtout, parce que tous les ministres de l’Éducation Nationale, depuis 40 ans, s’ingénient à supprimer des heures d’humanités, en général sous prétexte d’alléger la semaine de travail des élèves. Enfin, lors de la série d’articles sur le Brevet des Collèges, nous avons montré qu’il favorise les « ignares », comme dirait Marianne avec un bel euphémisme, les « cancres », comme dirait le père de Riad Sattouf, qui ne met pas de gant pour dire les choses. Après tout, pourquoi pas, au nom de l’égalitarisme qui a désormais remplacé la méritocratie républicaine, mais le pire c’est que ces épreuves totalement inutiles et scandaleusement truquées stressent nombre de ceux qu’on n’a plus le droit de qualifier de « bons élèves ». On a rappelé, récemment, que Mme Valaud-Belcacem s’est ingéniée, au ministère de l’É-N à éradiquer l’élitisme, terme péjoratif pour désigner la méritocratie républicaine, en supprimant les bourses liées aux résultats ou en mettant fin aux classes européennes qui attiraient des élèves qui ne craignaient pas d’étudier davantage.
Nous avons aussi dénoncé la suppression des examens ou concours d’entrée dans les Grandes Écoles au profit d’un dossier visant à montrer la motivation du candidat, vérifiée au cours d’un grand oral. Finie, donc, la copie anonyme qui assure l’équité des candidats. Comme toujours dans ce qui touche à l’É-N, on affirme le contraire de ce qu’on fait. On remarquera aussi que toute la sphère anti-écolo (chasseurs, pro-corrida, viandards etc.) excelle dans ce domaine en se faisant systématiquement passer pour victime de l’intolérance, d’un lobby vert surpuissant, d’un véritable terrorisme, quand c’est elle qui aime les animaux et défend le mieux la nature. Fermons la parenthèse. Donc, puisqu’on fonctionne à valeurs inversées, on affirme que la copie anonyme favorise un certain type de candidat, à l’aise avec l’expression écrite de connaissances acquises alors que, justement, on voudrait favoriser les autres. En d’autres termes, à l’équité de l’anonymat, on préfère évaluer à la tête du client puisque, finalement, c’est bien ça qu’il faudra mettre en avant. Il faudra signer avec sa gueule, pour reprendre une vieille expression de M. Elkabach pour les présentateurs du journal télévisé. Le dossier de une de Marianne donne aussi quelques conseils pour réussir dans ce monde dominé par les ignares et, notamment, l’usage de formules toute faites, si possible truffées de mots anglais qui ont aussi l’avantage d’exclure ceux qui n’adhèrent pas au système. Comme on n’en est pas à un paradoxe près, ce sont ceux qui critiquent le plus le système, qui n’hésitent pas à employer le mot de capitalisme, qui fustigent la reproduction d’élites bourgeoises, qui sont les premiers à approuver et mettre en place ces nouvelles règles qui donnent un aspect attrayant avec ces artifices et maquillages qui vont plaire aux jeunes et assurer la pérennité du système. Ne rien faire qui paraisse contrarier un tant soit peu les plus jeunes.
Quant au renoncement à la dissertation de culture générale, c’est déjà de l’histoire ancienne et bien peu savent encore de quoi il s’agissait. Pourtant, on peut dater de ce moment le début de la fin de « la culture pour vivre » ; pour reprendre le titre d’un article du Monde d’octobre 1975, signé Jacques Rigault, prélude à un livre éponyme.
Or, les dernières réactions aux deux derniers articles L'Afrique n'enchante plus et Chapeau Soir 3 ! dénoncent cet appauvrissement culturel dans les programmes de radio et de télévision. Sans doute parce que l’auteur insinue ce recul palpable de la culture à tous les niveaux et notamment dans le monde audiovisuel qui prédomine dans notre société et joue le rôle de prescripteur.
Marianne déplore encore que, en fait de citations, c’est le « sparadrap du capitaine Haddock » qu’on nous ressert souvent. Ici même, nous avions mentionné la citation systématique de Desproges, du « grand Desproges » même, de préférence aux intellectuels qui ont pourtant la faveur de la bien-pensance, comme Foucault ou Bourdieu. Il est vrai que, pour les citer, il faudrait les avoir lus, tandis que pour Desproges, un simple visionnage en ligne d’un ou deux sketches suffisent à extraire une formule qui servira pour à peu près tout. Pour le reste, à l’occasion du cinquantenaire de France-Inter, José Artur ironisait : « Quand on ne sait pas de qui c’est, on dit que c’est de Cocteau ». Il faudrait actualiser en disant qu’on attribue à Coluche nombre de citations de grands auteurs pour peu qu’on y décèle une pointe d’humour féroce. Quand on ajoute le conseil d’un Guy Carlier à l’adresse des candidats au bac d’il y a deux ans, de parsemer leurs copies de fausses citations, en pariant sur le fait que les correcteurs n’ont pas tout lu, on aura un tableau assez complet de l’inculture généralisée.
Or, voici ce que nous écrivions dans Les preuves d'inculture générale (2012)
Quand autrefois on mobilisait les travaux d'un Sartre ou d'un Marcuse, où l'on citait ces grands noms et quelques autres, suscitant des réactions enflammées, on cite Desproges ou, présidentielle oblige, Coluche. Des commentateurs faisaient remarquer qu'on se référait à Malraux, Mauriac, Aragon mais qu’aujourd'hui, on va chercher Mireille Mathieu, Cali, Christian Clavier. On s'étrangle en songeant que les nouveaux maîtres à penser sont les fameux chroniqueurs médiatiques qui manient l'insulte et l'outrage tout en enfonçant les portes ouvertes car, bien sûr, il ne s'agit pas de remettre en cause un système qui leur apporte la célébrité sans effort.
Entre temps, Cali a publié un livre dont L’Humanité écrit : « Une écriture irrévérencieuse, ourlée de délicatesse » et Le Figaro : « La plume est orale, émotive, invective. » . En clair, ça veut dire que le mec écrit comme il cause et qu’il cause plutôt mal mais qu’il est plein de bonnes intentions alors on oublie la forme pour ne garder que la bien pensance : des bons sentiments et des critiques de la société. Comme le gars est déjà connu, il a trouvé facilement un éditeur parisien sinon on n’aurait jamais entendu parler de ses histoires d’ado.
Dans La gauche a perdu la tête et sa base (2010) , nous trouvons déjà ce que Marianne énonce :
En mettant des humoristes sur le même plan que les penseurs qui ont donné à la gauche ses lettres de noblesse et forcé l’admiration de ses adversaires, elle se prive de son atout principal : la réflexion. Le style outrancier de Georges Marchais a transformé le PCF en groupuscule quand, après la guerre, c’était un parti de masses. Il possédait une presse diversifiée (quotidienne, hebdomadaire, représentant ses courants, destinée à la jeunesse, aux femmes, etc.), des éditions de livres et de disques. Dans la mouvance du Parti, évoluaient des courants de pensée comme « La Nouvelle Critique » qui possédait sa propre revue. Bien plus tard, avec la création du PS en 1971, on a vu émerger l’équivalent mais dans une bien moindre proportion, le PS préférant –à l’exception notoire du Céres de M. Chevènement –inviter des universitaires à le rejoindre plutôt que de former les siens comme le PCF. Aujourd’hui, non seulement la gauche ne met plus en avant ses intellectuels mais elle accompagne leur mise à l’écart par les médias aux mains des groupes industriels et des grandes familles bourgeoises. La baisse considérable de la curiosité intellectuelle de la part des générations de lycéens promus par la volonté d’avoir 80 % d’une tranche d’âge titulaire du baccalauréat participe à ce mouvement.
Toujours dans : Les preuves d'inculture générale (2012)
Cette génération a été formatée pour ne s'intéresser qu'à ce qui est strictement utile ou qui a l'apparence de l'utilité. L'utilité, pour les jeunes, c'est de trouver un boulot, le plus rémunérateur possible afin de satisfaire leurs besoins. Jusque là, il n'y a rien à redire. Il est légitime de vouloir gagner sa vie et que cette vie soit la plus dégagée possible des aléas matériels. Au passage, cette préoccupation sonne comme une claque sur la figure de ceux qui prétendent que les jeunes sont des paresseux.
Nous avons parlé de « formatage ». Ici même, à plusieurs reprises, nous avons attiré l'attention sur l'entreprise engagée dès le milieu des années 1970, notamment par la réforme Haby et qui vise à vider l'enseignement de contenu afin de prévenir toute tentation de réfléchir et, partant, de contester le système. La crise qui a commencé à la même époque a considérablement amplifié cette volonté et l'a faite accepter par le plus grand nombre. Au début du millénaire, au plus haut niveau de l'appareil d'État, on a contesté, moqué, vilipendé la culture générale. À quoi sert donc d'avoir lu « La Princesse de Clèves » pour gagner sa vie comme fonctionnaire ? Le Président de la République peut bien confondre Barthes et Barthez et nommer une ministre qui confond Renault et Renaud malgré le contexte. Ça ne les a pas empêchés d'être élus légitimement. Les futurs cadres, qui essuient les bancs de Science-po n'ont que faire des grands auteurs. Leur ignorance ne les empêche pas d'analyser des rapports, des graphiques et produire de bonnes notes de synthèse. Alors, à quoi bon ? Mieux vaut passer ses loisirs à tapoter sur son téléphone ou son ordinateur ou jouer sur sa console de jeux plutôt que de lire des phrases écrites à l'encre sur du papier.
Cette semaine, nous apprenons que l'épreuve de culture générale a été retirée du concours d'entrée à Science-po, au nom de la non-discrimination à l'entrée.
http://www.letudiant.fr/etudes/iep/reussir-les-epreuves-dentree-a-sciences-po-11137/culture-generale-a-sciences-po-apprenez-les-principales-doctrines-philosophiques-19180.html
Il est beaucoup plus simple de supprimer l'épreuve de culture générale en attendant que la culture générale disparaisse à son tour ou soit enfermée dans hangars poussiéreux. Gageons que les journalistes qui seront formés à partir de 2013 nous gratifieront de leurs inventions, leurs approximations, leurs prononciations déplacées.
http://www.temoignagechretien.fr/ARTICLES/É%3Bditorial/Pays-de-culture/Default-41-3416.xhtml
et quand Michel ONFRAY parle de la France et des médias résume « La social-démocratie parle à gauche et gouverne à droite, c'est sa signature », nous disions :
Une grande partie de la gauche accepte le capitalisme. Mitterrand, lui-même, se vantait d’avoir « réconcilié les Français avec l’entreprise ». Soit, l’entreprise –comme le marché avant elle –existait avant le capitalisme. Pourtant, c’est le premier pas vers l’acceptation du système puis vers l’acceptation de son hégémonie. Sans contestation, le système capitaliste manque de ses retenues traditionnelles et se permet tous les excès.
Cette acceptation du capitalisme par la gauche, lui fait tolérer ses excès et, surtout, la détourne de toutes les propositions visant à instaurer une société qui ne laisse personne pour compte. La gauche de gouvernement se détourne depuis au moins ces vingt dernières années de sa base intellectuelle et philosophique (sans pour autant recoller avec le peuple) pour se placer dans un accompagnement du capitalisme à peu près accepté par tous tout en accompagnant la contestation au lieu de la susciter. Pour caricaturer, on pourrait dire que la gauche tolère les inégalités tant qu’elles ne sont pas criantes et tant que les salaires augmentent. D’ailleurs, c’est pendant les années d’inflation que la gauche est montée en puissance et a fini par accéder au pouvoir. Paradoxalement, c’est en y mettant fin qu’elle s’est coupée de sa base ouvrière qui avait pu financer une amélioration de son train de vie par l’inflation (les traites perdaient de leur valeur), chose impossible depuis.
Malheureusement, rien n’est venu démentir ce constat dressé voici une dizaine d’années. Les tendances se sont amplifiées puisque toute référence culturelle est désormais bannie et qu’une des promotrices des nouvelles conditions d’entrée à Sup de Co se vante de préférer ceux qui s’adonnent aux jeux vidéos, persuadée (ou prétendant l’être) qu’on y pratique un meilleur anglais qu’en participant à des stages à l’étranger. Nous avons aussi écrit à la fin de l’année scolaire qu’il coûte moins cher (« Il faut faire des économies ») de de falsifier les notes des examens pour qu’un maximum de candidats obtienne le viatique que de donner les moyens au plus grand nombre d’acquérir des connaissances, surtout si elles servent à développer l’esprit critique et remettre en cause le système.
Pourquoi y attacher autant d’importance, après tout ? La culture est la marque d’un groupe humain. Cela va du port de la barbe ou d’un collier jusqu’à l’art et aux écrits. On peut ajouter les expressions plus modernes du cinéma, de l’informatique, de l’intelligence artificielle, des sciences en général. Un pays qui renonce sciemment à sa culture envoie un signal fort aux autres en leur signifiant sa soumission. Privé de références, d’esprit critique, il est prêt à toutes les concessions exigées par ceux qui entretiennent encore une culture identitaire. Cela peut aussi vouloir dire renoncer à la démocratie (de plus en plus décriée d’ailleurs et, à valeurs renversée, présentée comme un moyen de domination) ou, plus simplement à une qualité de vie. La réduction des services publics n’est possible qu’avec une population dépourvue d’instruments analytiques et disposée à accepter ce que les manipulateurs du langage imposent. La culture caractérise un groupe mais permet aussi à l’individu de se défendre et de survivre.